OLJ 23-1-2018
Allons-nous vers l’effondrement de l’État libanais, à la décomposition de son corps social, politique, moral et économique ? Peut-on encore éviter le chaos ?
Le Liban vit dans une atmosphère ambiante de fatalisme et d’impuissance. Aujourd’hui, plus personne ne regarde vers l’avenir, plus personne n’imagine l’avenir, tant le désarroi est profond. Notre système institutionnel actuel est sclérosé, rétrograde et ne correspond plus au monde du XXIe siècle. Notre Constitution de 1943 a vu naître un régime basé sur un délicat équilibre comptable confessionnel qui a volé en éclats dès le début de la guerre de 1975.
Hélas, l’accord de Taëf de 1989 a accentué le poids confessionnel et partisan qui engendre continuellement un marchandage politique entre les clans et de facto une instabilité de nos institutions contenant en elles les germes d’un prochain conflit qui pourrait nous conduire cette fois-ci vers la désintégration de notre identité et la partition réelle du Liban.
Le changement réel est conditionné par la sortie du système actuel basé sur le féodalisme, mal de la société, un cancer qui sévit dans nos gènes depuis l’occupation ottomane jusqu’à nos jours. Le citoyen libanais s’est vu imposer (et malheureusement s’en est accommodé) une gouvernance féodale confessionnelle et politique qui le transforme en pion au service de son maître. Il suffit d’observer comment les dirigeants font appel à l’instinct basique de leurs fidèles pour les mobiliser et les manipuler au service de leurs propres intérêts. Au lieu que ces dirigeants rassemblent les citoyens autour de valeurs communes et transconfessionnelles, tels l’édification de l’État, le développement économique, l’éducation, la réduction de la pauvreté et de l’inégalité, la lutte contre le chômage ou encore l’écologie, ils les divisent, les abrutissent, les asservissent et les cantonnent dans leurs appartenances ethniques ou religieuses. Rappelons la mise en garde jadis de notre bien-aimé philosophe Gibran Khalil Gibran : « Malheur à la nation divisée où chacune des parties se considère comme une nation. »
Pourtant, un moment, on avait cru à un espoir d’un vrai changement et de renouveau avec le général Michel Aoun, mais, malheureusement, une fois rentré au pays, il n’a pas pu résister au chant des sirènes du confessionnalisme et du clientélisme qui mine l’âme de la société libanaise. Finalement, seul Raymond Eddé, la conscience du Liban, avait pu garder une constance dans les paroles et les actes tout au long de sa vie publique, et ce malgré les difficultés et les menaces qui ont jalonné son parcours politique.
Mais que faire face à cette chape de plomb et à cet immobilisme morbide ? Une transformation profonde de notre système politique s’impose, où le citoyen est une valeur en soi, où la religion est séparée de l’État, où la liberté de conscience est indiscutable, où la femme a les mêmes droits que l’homme, où le mérite et l’intégrité prédominent l’appartenance confessionnelle, où l’engagement public s’affranchit de toute forme d’allégeance. Seul un système basé sur la laïcité les garantit.
Loin des clichés faciles, la laïcité n’est pas la négation des religions; elle ne les relègue aucunement dans la sphère strictement privée, mais elle leur permet de jouer un rôle dans le débat public surtout pour des projets de société touchant à la conscience et à la dignité humaines. Cette idée avait déjà existé au XIXe siècle avec « la Nahda » où certains penseurs arabes chrétiens et musulmans (citons Boutros al-Boustani, Francis Marrache, Jorge Zeydan, Mohammad Abdo, Abdel Rahman al-Kawakibi...) étaient des avant-gardistes et plaidaient pour un mouvement de réforme politique, culturel et religieux, dissociant les affaires de la cité des convictions religieuses « personnelles ». On a grand besoin aujourd’hui de revivifier cet esprit.
Rien n’est fait par une classe politique corrompue pour faire évoluer les mentalités des citoyens, mais au contraire tout est entrepris pour laisser ces derniers dans la pauvreté, l’ignorance et une totale dépendance pour faire perdurer le statu quo. Le pays ne sait même plus ce qu’est être libre. Ce concept a quitté l’esprit du peuple.
C’est pourquoi, il faudrait que le citoyen se réveille et se libère lui-même de l’emprise de son chef religieux ou politique pour retrouver sa dignité et son droit à décider librement de son avenir. Les exemples dans le monde ne manquent pas de ces régimes qui se croyaient éternels et indéboulonnables mais qui ont été vaincus par la soif de liberté, un trésor incommensurable pour l’humanité. Quel que soit son appartenance religieuse, philosophique ou ethnique, l’homme finira tôt ou tard par choisir la liberté plutôt qu’un autre concept de vie ou de société qu’on veut lui imposer.
La société civile doit jouer pleinement son rôle de boussole et d’accompagnement pour aider à cette émancipation des citoyens. J’en appelle aux intellectuels, universitaires, jeunes, journalistes, syndicats, hommes d’affaires et aussi la diaspora libanaise pour être le catalyseur de ce changement.
L’instauration d’un système laïc au Liban est plus que nécessaire pour la survie du pays et pour le bénéfice de nos générations futures. Il faudra du courage, du temps et de la persévérance. C’est la seule voie possible pour préserver à terme l’unité du Liban, mais aussi un modèle à suivre pour les pays voisins.
Président du Cercle Khalil Gibran (France)
https://www.lorientlejour.com/article/1095680/le-liban-vers-la-partition-ou-la-laicite-.html