Né en 1916 d’une révolte contre le sultan ottoman, le monde
arabe moderne n’a cessé de rêver à un “printemps” qui le “libérerait”
définitivement. Avec la complicité d’écrivains occidentaux.
Le monde arabe moderne est né au printemps 1916, quand les Arabes du
Proche-Orient se sont soulevés contre les Turcs ottomans, maîtres de la région
depuis le début du XVIe siècle. Les Turcs et les Arabes étaient séparés par la
langue, mais unis par l’islam. Ce qui a précipité les choses, c’est la brutalité
inouïe dont les premiers, alliés à l’Allemagne et à l’Autriche-Hongrie, ont fait
preuve dès le début du conflit mondial, d’abord en organisant un génocide des
minorités chrétiennes (Grecs du Pont et Arméniens) puis en éliminant les élites
musulmanes non turques. Djamal Pacha, le gouverneur de Damas, fit arrêter des
dizaines de notables et d’intellectuels arabophones en avril et en mai 1916.
Vingt-deux d’entre eux, accusés de haute trahison, furent pendus en place
publique.
Les Arabes, indignés, se sentent déliés de leur fidélité envers le sultan. Ce
que met à profit l’émir hachémite du Hedjaz, Hussein ibn Ali. Depuis un an, ce
potentat rusé – chérif, c’est-à-dire descendant du Prophète – songe à passer
chez les Anglais. Il faut cependant un prétexte honorable : les atrocités de
Damas font l’affaire.
Le 5 juin 1916, Hussein proclame « l’indépendance des Arabes » à La
Mecque. Un mois plus tard, ses Bédouins s’emparent du petit port d’Akaba, sur la
mer Rouge, et y brandissent pour la première fois un drapeau national arabe.
Trois bandes horizontales : noire (la couleur des califes abbassides, qui
portèrent l’Empire arabe à son apogée), verte (la couleur des Fatimides, qui
régnèrent au Caire) et blanche (la couleur des Omeyyades, la première dynastie
califale). Et près de la hampe, un triangle rouge (la couleur des Hachémites).
Ironie de l’histoire : ce drapeau a été imaginé par Mark Sykes, un orientaliste
du Foreign Office qui, au même moment, signe avec le Français François
Georges-Picot un plan de partage de l’Orient.
Militairement, cette révolte arabe n’est pas grand-chose : quelques milliers
de combattants, armés à la hâte par les Britanniques et commandés par un certain
Thomas Edward Lawrence, officier anglo-irlandais parlant parfaitement l’arabe ;
ceux-ci mènent des opérations de guérilla sur le flanc des Turcs. C’est l’armée
britannique du général Edmund Allenby qui gagne la guerre, non sans difficultés,
à l’automne 1918. Mais les Arabes croient redevenir un peuple majeur. Magnifiée
par Lawrence dans quelques reportages, puis dans un livre étincelant paru en
1926, les Sept Piliers de la sagesse, cette croyance devient un fait en
soi.
Selon les nationalistes arabes, l’insurrection de 1916 aurait dû conduire à
la création d’un État unifié, capable de devenir une puissance mondiale. Avancée
dès 1938 par le diplomate et historien George Habib Antonius dans son livre le
Réveil arabe, cette thèse sera reprise par les mouvements nationalistes
laïques des années 1950 et 1960 : le socialisme arabe de l’Égyptien Nasser et le
baassisme syro-irakien.
Les islamistes (iraniens, égyptiens ou même turcs) ont proposé une
interprétation différente. Selon eux, la révolte de 1916 n’était pas une
insurrection nationaliste mais une renaissance religieuse, orientée moins contre
l’Empire ottoman que contre ses ultimes dirigeants, “modernistes” et donc
désislamisés. Les “masses arabes” se seraient soulevées en même temps que
d’autres “masses islamiques”, de la Turquie elle-même (où les confréries
musulmanes apportent initialement leur appui à Mustafa Kemal) à l’Inde (où se
multiplient les émeutes), et du Rif franco-espagnol à l’Asie centrale russe. Et
elles auraient continué à le faire, pour les mêmes raisons, de décennie en
décennie. Dans ce second scénario, ce sont les nationalismes arabe, turc ou
iranien qui auraient été les “fantoches” de l’Occident judéo-chrétien, en
détournant le combat des croyants de son véritable objectif, l’instauration d’un
nouveau califat et d’un nouvel empire musulman mondial.
Mais beaucoup de chercheurs contemporains, occidentaux ou arabes, contestent
désormais ces schémas. Le Britannique Efraim Karsh, professeur au King’s College
de Londres, a démontré que les États arabes constitués au lendemain de la
Première Guerre mondiale exprimaient des aspirations locales réelles. D’autres
auteurs ont souligné l’importance de facteurs démographiques, communautaires,
tribaux, socio-éducatifs, économiques, dans les difficultés internes des pays
arabes. Par exemple, le rôle d’ascenseur social des armées modernes : les jeunes
officiers, souvent issus de milieux pauvres, entrent en conflit avec les élites
civiles traditionnelles et finissent par les supplanter…
Quelque soit leur statut, tous les pays arabes sont en proie, durant les
années 1920 et 1930, à des turbulences, des guerres civiles ou des crises de
régime… Mais vers 1935, une “solution” se profile : le ralliement à une nouvelle
forme de modernité, incarnée par l’Italie fasciste et l’Allemagne hitlérienne.
En 1941, quand Rommel et l’Afrikakorps semblent sur le point de s’emparer de
l’Égypte, un deuxième “printemps arabe” éclate. En Irak, un officier
proallemand, Rachid Ali, prend le pouvoir le 1er avril ; en Égypte, un autre,
Anouar al-Sadate, se prépare à l’imiter. Mais les Anglais renversent Rachid Ali
et bloquent l’offensive de l’Afrikakorps à El-Alamein, contraignant Sadate et
ses hommes à remettre leurs plans à plus tard.
La fin de la Seconde Guerre mondiale conduit à l’indépendance du
Proche-Orient arabe. Mais aussi à deux changements géopolitiques qui seront
ressentis comme de nouvelles colonisations : la création d’Israël, en 1948 ;
l’essor d’une énorme industrie du pétrole, qui enrichit certains États arabes
mais crée des liens symbiotiques avec la Grande-Bretagne et surtout les
États-Unis.
Les pays arabes tentent d’écraser Israël en 1948. Ils sont vaincus.
Humiliation et donc nouveau cycle de révolutions. Dès 1949, la Syrie passe sous
une dictature militaire. En Jordanie, un jeune Palestinien assassine en 1951 le
roi Abdallah, accusé de connivence avec l’État juif. En Égypte, le roi Farouk
est contraint à l’exil en juillet 1952. Les officiers de l’ancien réseau Sadate
prennent le pouvoir. En 1953, l’un d’entre eux, le lieutenant-colonel Gamal
Abdel Nasser instaure une dictature “nationaliste de gauche”. Après une ultime
confrontation avec les Anglo-Français en 1956 et une nouvelle déroute devant
Israël, il s’aligne sur l’URSS.
Les États-Unis ont cherché, dès 1955, à mettre en place une “Otan du
Moyen-Orient”, afin de stabiliser la région : le pacte de Bagdad, qui réunit
notamment la Turquie, l’Irak et l’Iran. En janvier 1957, le président Eisenhower
présente sa “doctrine” devant le Congrès : Washington interviendra en faveur de
tout pays du Moyen-Orient menacé par le communisme international. Ce soutien
permet au roi Hussein de Jordanie, petit-fils d’Abdallah, d’écraser un putsch
militaire nassérien lors d’un troisième “printemps arabe” avorté, en avril
1957.
Le quatrième “printemps”, le plus spectaculaire et le plus sanglant, commence
en février 1958 : la Syrie accepte de fusionner avec l’Égypte de Nasser au sein
d’une République arabe unie (RAU) qui, étrangement, se confédère bientôt avec
l’une des monarchies les plus archaïques de la région, l’imamat zaydite du
Yémen. En mai, une guerre civile éclate au Liban : entre chrétiens
pro-occidentaux et musulmans pronassériens. Le 14 juillet, les héritiers de
Rachid Ali prennent leur revanche en Irak, dans un putsch barbare, où le roi
Fayçal II, son oncle et son premier ministre sont exécutés à la mitrailleuse,
sans jugement. En novembre, enfin, les nassériens installent une dictature au
Soudan. Le Liban et la Jordanie auraient pu tomber eux aussi : mais les marines
américains débarquent à Beyrouth fin juillet, et les parachutistes britanniques
à Amman.
Ces événements suscitent l’exaltation des foules arabes, qui y voient une
double revanche : sur la Nakba (“catastrophe”) de 1920 et l’échec de
1941. En Occident, c’est Jacques Benoist-Méchin qui s’en fait le thuriféraire,
dans Un printemps arabe, qui est aux Sept Piliers de Lawrence ce
qu’une prose inspirée est à la poésie pure. Benoist-Méchin connaît son sujet :
en 1941, il a tenté de promouvoir un axe proche-oriental entre le IIIeReich, la
France de Vichy et l’Irak de Rachid Ali. Le général de Gaulle, qui avait admiré
un autre livre de cet auteur, Histoire de l’armée allemande, trouve dans le
Printemps arabe des notions qui servent à sa propre politique algérienne et
orientale.
La RAU se désintègre dès 1961, la Syrie et le nouvel Irak subissent en
moyenne un coup d’État ou une tentative de coup d’État tous les six mois. Nasser
rêve d’un “cinquième printemps”, un embrasement de toutes les opinions arabes,
qui serait décisif. C’est sans doute ce qui le pousse à reprendre la guerre avec
Israël en 1967. La défaite, où il a entraîné la Syrie et la Jordanie, est
abyssale. Il annonce sa démission à la radio, dans un de ces discours-fleuves
dont il a le secret. Une foule immense envahit Le Caire pour le supplier de
rester au pouvoir. Un référendum de la rue, qui consacre le pouvoir du verbe et
du rêve.
L’ère des “printemps” paraît close. Il y a encore des troubles, des émeutes,
des assassinats, des guerres. Mais aucun régime n’est renversé de l’intérieur
(la monarchie iranienne, renversée en 1979, se situe en dehors du monde arabe ;
et Saddam Hussein, en Irak, sera liquidé par les Américains). Inversement, tous
survivent à la disparition éventuelle de leur chef : qu’il s’agisse de l’Égypte,
où Sadate succède à Nasser, et Moubarak à Sadate ; de la Syrie, où Bachar
al-Assad remplace son père Hafez ; de la Jordanie, où le roi Hussein, après
quarante-six ans de règne, laisse le trône à son fils Abdallah II ; ou de
l’Arabie Saoudite, où les fils d’Ibn Séoud règnent les uns après les autres.
Le sixième “printemps”, celui de 2011, a d’autant plus surpris les
observateurs. Faut-il y voir, cette fois, un véritable mouvement démocratique,
analogue aux révolutions qui, entre 1989 et 1991, ont libéré l’Europe de l’Est
puis l’URSS du communisme ? Certes, le monde arabe a mûri pendant la longue
“paix du roi” des quarante dernières années : croissance démographique et
économique, apparition d’élites modernes. Mais la transition n’est pas achevée,
quoi qu’en dise un Bernard-Henri Lévy, qui se veut sans doute l’héritier
littéraire et médiatique de Lawrence… Bruno Rivière