Les Arabes chrétiens, pas juste victimes
La récente interview de Mgr Pascal Gollnisch dans « Sud Ouest » (mardi 3 mai) rappelle opportunément combien le sort des chrétiens d'Orient demeure préoccupant, non seulement en Irak et en Syrie, mais également au Liban, en Palestine, voire en Égypte où leur situation pourrait être affectée, quand elle ne l'est pas déjà, par l'exode massif de leurs coreligionnaires irakiens et syriens. Elle témoigne également des difficultés du vivre-ensemble dans des pays qui ne connaissent pas la laïcité, en tout cas telle qu'on l'entend et la pratique en France. Ces chrétiens vivent des temps difficiles, et Mgr Gollnisch a raison de le souligner.
Mais il convient de rappeler, avec la même force, que ces Arabes chrétiens - nom qu'ils se donnent eux-mêmes, l'expression « chrétiens d'Orient », de même que le terme de « minorité », ayant été « inventés » par les puissances européennes, et singulièrement la France, au XIXe siècle pour justifier leurs ingérences au Levant, qui était alors sous domination ottomane - n'ont pas toujours été des victimes même s'ils étaient des dhimmis, c'est-à-dire des protégés (du pouvoir musulman, arabe d'abord, ottoman ensuite), assujettis à ce titre à un impôt spécifique, la jizya, et à de nombreuses contraintes d'ordres matériel et symbolique.
Ils ont joué un rôle politique, économique et culturel important, parfois pionnier, à différents moments de l'histoire du Moyen-Orient. Leurs relations avec leurs compatriotes musulmans ont connu des hauts et des bas, mais ont souvent été marquées par la coopération et le respect mutuel. Les identités communautaires, longtemps fluides, ne se sont fixées et durcies, et avec elles les relations entre communautés, qu'à partir de la seconde moitié du XIXe siècle puis la création des États contemporains à la suite du démembrement de l'Empire ottoman par les accords Sykes-Picot (1916).
Les Arabes chrétiens émigrent beaucoup aujourd'hui, chassés par les exactions de Daesh, qui, rappelons-le, touchent aussi les non-chrétiens comme les Yézidis, ou dans l'espoir d'une vie meilleure pour eux et leurs enfants. Mais, contrairement à une idée reçue, ils ne sont pas moins nombreux actuellement qu'au début du siècle dernier. Ils sont même plus nombreux aujourd'hui en chiffres absolus, selon Bernard Heyberger (1) : 10 millions, contre à peine 2 millions vers 1900. Ce qui a changé, c'est la proportion des chrétiens par rapport aux musulmans, qui s'est effondrée depuis un siècle pour différentes raisons liées au différentiel des taux de natalité, à l'émigration, aux conflits (Liban, Israël-Palestine, Irak, Syrie), aux politiques des pouvoirs autoritaires arabes perçues comme discriminatoires à leur égard par les chrétiens, comme c'est le cas des Coptes d'Égypte.
Sans remonter trop loin dans l'Histoire, rappelons néanmoins quelques vérités avérées, aussi bien à l'intention de ceux parmi nos compatriotes qui les ignoreraient de bonne foi qu'à celle des djihadistes et autres porteurs de discours de haine et d'exclusion qui ne voient dans les chrétiens arabes que des « mécréants ». Ce sont des intellectuels chrétiens, du Liban, de Syrie, d'Égypte, qui ont été à l'origine de la Nahda (« éveil », « renaissance »), ce moment des Lumières arabes du XIXe siècle, aux côtés de réformateurs musulmans comme Jamal al-Dîn al-Afghani et Mohammed Abdou.
Ils militaient alors pour une identité arabe transcommunautaire, affranchie de la religion. Certains d'entre eux, tels les Libanais Nassif al-Yâzigi et Boutros al-Bustani, ont même redonné ses lettres de noblesse à la langue arabe. Plus tard, ce sont encore des chrétiens, syriens et palestiniens notamment, qui ont été à l'avant-garde du nationalisme arabe et du panarabisme, idéologies qui se voulaient supra-communautaires et séculières. Et même si une majorité des chrétiens libanais s'est engagée dans la douteuse guerre dite civile qui a ravagé leur pays de 1975 à 1989, cet apport des Arabes chrétiens à l'histoire du Moyen-Orient ne saurait être oublié.
La situation des Arabes chrétiens aujourd'hui appelle à un devoir de solidarité mais qui doit inclure, de manière égale, toutes les victimes, quelles que soient leur religion ou ethnie, de la violence qui sévit dans leurs pays. Mais il faut également sortir du discours victimaire qui fait de ces chrétiens des agents passifs de leur marginalisation, et d'abord en leur rendant leur identité, celle d'Arabes chrétiens et non pas de « chrétiens d'Orient » en laquelle, de toute façon, ils ne se reconnaissent pas.
(1) « Les Chrétiens au Proche-Orient. De la compassion à la compréhension », Manuels Payot, 2013, 160 p.
L'appellation dans laquelle ils se reconnaissent est celle d'Arabes chrétiens