Tout à fait. Par exemple, quand je vais à Beyrouth, je loge généralement à proximité de l’hôpital orthodoxe, qui lui-même se trouve proche de l’hôpital catholique francophone. Dans certains pays, on constate d’ailleurs que des institutions chrétiennes perdurent même quand il n’y a plus de fidèles ; par exemple en Palestine, où les chrétiens ont quasiment disparu, il reste encore de nombreux hôpitaux et écoles chrétiens. Inversement, si l’on regarde une carte des institutions chrétiennes dressée en 1911 pour le sultan ottoman, on voit que les écoles et les hôpitaux chrétiens dans l’Empire ne coïncident pas avec la localisation des communautés, car certains villages 100% chrétiens n’y figurent pas.
Tenter de cerner ces communautés et de retracer leur histoire relève donc du casse-tête.
En fait, cela peut paraître assez simple dès lors que l’on décide de partir des institutions, d’y assigner les personnes et de les suivre à travers les siècles. On peut ainsi raconter l’histoire en la découpant en chapitres, du type : les maronites des origines à nos jours, les Coptes des origines à nos jours, et ainsi de suite avec les Grecs et toutes les communautés. Je m’inscris en faux contre cette méthode. Bien sûr, ces populations sont toutes à peu près dans les mêmes situations de minorité après la conquête musulmane. Mais une grande partie de leur histoire s’explique aussi par leurs propres interactions. En étudiant, par exemple, la pratique des jeûnes chrétiens orientaux, j’ai cherché si le ramadan avait une influence sur eux, en vain. Mais j’ai découvert des textes du Moyen Âge où, parmi les chrétiens, les uns affirment que les autres commettent un péché parce qu’ils ne suivent pas les mêmes règles de jeûne et d’abstinence qu’eux.
Les rivalités entre les Églises n’auraient donc pas attendu l’islam.
Certes, et elles ont perduré après la conquête. Des questions telles que celle du jeûne sont moins théologiques qu’identitaires, mais elles permettent aux communautés de se distinguer à travers les pratiques. Traditionnellement, quand on aborde les origines de ces communautés, on les distingue par leurs querelles théologiques, mais elles se sont séparées aussi sur d’autres points. Le problème des hérésies et des schismes se pose au début du IVe siècle, au moment où Constantin décide que le christianisme sera la religion de l’Empire. On installe alors des évêques et on fixe un dogme unifié pour toutes les Églises. Les chrétiens se divisent alors entre ceux qui adhèrent à la religion de l’empereur et ceux qui la refusent.
Et c’est ainsi que les différences vont finalement devenir des fractures.
Les chrétiens de Perse, qui sont du côté de l’ennemi, refusent en effet de s’aligner. Ils vont ainsi former la première Église dissidente, l’Église de Ctésiphon, composée de nestoriens, ou assyro-chaldéens. Après les premiers conciles, de Nicée à Chalcédoine, où il est question de préciser le dogme et de l’imposer, la querelle théologique se double d’une querelle politique. Jusque-là, les deux grandes capitales chrétiennes étaient Antioche et Alexandrie. Mais en même temps que l’on fixe le dogme à Chalcédoine, on décide que Constantinople passe devant Alexandrie. Du coup, l’Église d’Égypte, qui est très puissante, se rebiffe, ce qui crée l’autre grande division des origines.
L’islam a-t-il accentué le morcellement des chrétiens ?
Le pouvoir musulman maintient les divisions, ou plutôt, favorise tantôt telle communauté et tantôt telle autre. Plus qu’un jeu pervers, il s’agit le plus souvent d’arbitrer les différends. On trouve en effet des formules telles que « Tous les chrétiens forment une milla (communauté) », ce qui signifie « leurs querelles ne nous concernent pas ». Ainsi, à l’époque ottomane, l’impôt dû par les chrétiens est un impôt de répartition, chaque communauté devant s’acquitter d’une part du montant exigé. Or, à Alep par exemple, la milla était composée de grecs, de syriaques, de maronites, d’arméniens et de quelques nestoriens. Ce qui a donné lieu à des querelles sans fin, et poussé parfois des chrétiens incapables de s’acquitter de leur impôt à passer à l’islam afin de ne plus y être assujetti.
Les chrétiens – et les juifs – ont donc été victimes de la conquête islamique.
Pour rappel, avant d’être conquises par les Arabes, ces terres l’ont déjà été par les Perses qui les occuperont pendant une vingtaine d’années. Ensuite, il semblerait qu’au premier siècle de l’hégire, les Arabes ne se soient guère préoccupés d’islamiser. L’image des hordes de Bédouins mettant fin à la civilisation romaine est donc inventée. Les récents travaux des historiens ont montré que les villes byzantines dépérissaient déjà au Ve siècle. Les diverses transformations écologiques et sociales à l’œuvre vont préparer le terrain de la conquête au VIIe siècle. Ensuite, l’islamisation du Proche-Orient sera progressive : le nom de Mahomet est apparu pour la première fois vers 700, 80 ans environ après la conquête. Et les premières inscriptions que l’on a trouvées en arabe sont chrétiennes. La disparition des images sur les monnaies date seulement de 720. Ce n’est qu’entre les VIIIe et IXe siècles que l’islam se formalise, avec la rédaction de la vie du Prophète et des premiers recueils de hadith. L’histoire même de la conquête, officielle, se forge alors. Les images sont interdites, les califes prennent le titre de commandeur des croyants et imposent l’arabe comme langue officielle. Des phrases antichrétiennes du Coran sont alors gravées sur le Dôme du Rocher, à Jérusalem. L’islam se cristallise et devient plus visible, mais cela passe davantage par le fait de couvrir le paysage de tombeaux de saints musulmans et de mosquées que par les conversions.
La réalité historique est donc moins sombre qu’on le croit parfois.
Qui est conquis est toujours victime et, passant du statut de majorité à celui de minorité, les chrétiens ont été pénalisés. Mais leur cohabitation avec les musulmans ne se résume pas à cela. À la cour des Abbassides, au IIIe siècle de l’hégire, les nestoriens ont une position privilégiée et n’ont jamais eu autant d’évêchés et de métropolites. Pour ce qui est du statut des minorités, la charia est moins un code de droit qu’un recueil de prescriptions qui ne s’appliquent jamais à la lettre. Quant au pacte d’Umar, qui ne date que du XIe siècle – une liste de prescriptions discriminatoires pour les chrétiens et les juifs – on peut dire que jamais ces règles ne se sont appliquées simultanément. Les crises n’ont pas manqué toutefois, et, c’est une caractéristique des sociétés islamiques d’hier comme d’aujourd’hui, chaque fois qu’un souverain est confronté à des problèmes de légitimité ou à un soulèvement populaire – mené en général par les oulémas qui prêchent un retour à l’islam et à la charia –, il confisque une église ou ferme les débits de vin. Mais cela s’est toujours régularisé, d’une façon ou d’une autre. Ainsi, à Alep, on trouve des textes du XVIIIe siècle imposant des règles discriminatoires pour les bains, etc. Mais il s’agissait d’une « avanie », dont les chrétiens obtenaient la levée contre de l’argent.
Actuellement, c’est leur maintien dans la région qui est en question.
C’est un fait. Mais les menaces qui pèsent sur eux visent aussi quiconque, au Proche-Orient, s’oppose au fondamentalisme islamique. C’est pourquoi défendre le maintien des chrétiens dans cette région qui est la leur, c’est défendre le pluralisme au Proche-Orient. Pour autant, il ne faut pas confondre la solidarité envers les chrétiens avec un rejet des musulmans. Gare à l’instrumentalisation politique, notamment de la part de l’extrême droite, des malheurs de ces minorités pour mieux alimenter l’islamophobie. C’est méconnaître leur rôle historique et les mettre en danger. C’est les mépriser aussi, en les réduisant à des victimes passives dont le sort ne dépendrait que de l’intervention extérieure.
Hors Série La Vie : Chrétiens d'Orient
Pris en tenaille dans les conflits actuels, les chrétiens d’Orient ont vécu ces dernières années un véritable calvaire, dans ce grand Proche-Orient qui a été le berceau des premières communautés de disciples de Jésus. Ce hors-série retrace le destin des différentes communautés évangélisées, dès l’aube du christianisme, en Egypte et dans les actuels Liban, Israël-Palestine, Syrie, Jordanie et Irak. Remontant le temps, à travers les hauts lieux de la spiritualité et les grandes figures religieuses et intellectuelles, ce sont deux mille ans d’une civilisation riche et plurielle, qui a joué un rôle majeur dans le développement politique, culturel, social et religieux de cette région du monde, à laquelle nous rendons hommage.. 6,90€, à commander sur notre boutique.
Les Chrétiens d’Orient, de Bernard Heyberger, Que sais-je ?, PUF, 2017.
Les Chrétiens au Proche-Orient. De la compassion à la compréhension, de Bernard Heyberger, Payot, 2013.