Malgré les difficultés majeures et les défis auxquels ils sont confrontés, les chrétiens d’Orient ont encore un avenir et ne vont pas disparaître. Telle est la conviction du théologien et philosophe franco-libanais Antoine Fleyfel. Dans les sociétés arabes, profondément perturbées par l’islamisme radical, les chrétiens ont un rôle essentiel à jouer pour le dialogue et pour la paix.
Auteur d’une Géopolitique des chrétiens d’Orient parue en 2013, Antoine Fleyfel a dressé à l’Université de Fribourg le tableau complexe de la situation des chrétiens dans les divers pays du Proche-Orient arabe. A la dénomination très large de chrétiens d’Orient, il préfère celle plus précise de chrétiens arabes présents dans six pays: Liban, Syrie, Irak, Jordanie, Israël-Palestine et Egypte. Au-delà de leurs diversités évidentes, ces chrétiens partagent trois traits communs: la culture et la langue arabe, la cohabitation avec l’islam et la cause palestinienne. “Nous sommes des chrétiens de culture musulmane”, ose le professeur de l’Institut catholique de Lille, invité par l’Oeuvre d’Orient.
Cela dit, toute idée d’uniformité est à rejeter entre les pays et les diverses confessions. En parlant de chrétiens d’Orient, les médias simplifient souvent à outrance. Selon que l’on soit au Liban ou en Egypte, on ne pense pas et on ne vit pas les mêmes choses. “Lorsqu’il est attaqué le Copte d’Egypte accepte le martyre, le Maronite libanais sort sa Kalachnikov et crée une milice.” L’évolution de chaque communauté dépend de l’histoire de son pays. “L’Orient adore être complexe.”
Analyse géo-politique
D’un point de vue géo-politique, la variété des situations est très grande, relève Antoine Fleyfel. Cela lui permet de dire qu’hormis en Irak, les chrétiens ne sont pas menacés de disparition au Proche-Orient. Le chercheur passe au crible pour chaque pays la démographie, le pouvoir politique et économique et les idées.
Au Liban, les chrétiens forment environ 40% de la population, soit 1,5 million de personnes (même si un nombre considérable vit aujourd’hui à l’étranger). Ce poids démographique se reflète dans leur poids politique. Dans un régime confessionnel, chaque communauté a droit à sa part du gâteau. Musulmans et chrétiens gouvernent en principe à parité. Sur le plan économique, les chrétiens sont largement présents dans toutes les branches d’activité. Enfin avec une large majorité des écoles de la maternelle à l’université, leur presse écrite, leurs radios, leurs télévisions, leurs maisons d’édition, les chrétiens occupent une place déterminante dans le domaine des idées. Le franco-libanais peut ainsi écarter tout risque de disparition des chrétiens, malgré le délicat partage du pouvoir, les problèmes économiques et l’afflux des réfugiés syriens auxquels le pays doit faire face.
En Jordanie voisine, bien que ne formant que 3,5% de la population soit environ 200’000 personnes, les chrétiens sont solidement implantés. Le régime achémite se fait un devoir de les protéger. Les chrétiens disposent ainsi de 10% des députés au parlement et ont régulièrement des ministres. Ils sont également actifs dans l’armée et la diplomatie. Les chrétiens détiendraient entre le tiers et la moitié de l’économie. Enfin ils disposent de nombreuses institutions dans les domaines de l’éducation, de la santé et de l’action caritative. Les écoles chrétiennes sont très largement prisées par les musulmans. Là aussi, le risque de disparition est faible.
Les coptes, citoyens de seconde zone en Egypte
Deux chrétiens d’Orient sur trois sont des coptes d’Egypte. Ils forment environ 8% de la population, soit 7 à 8 millions de fidèles. Mais ils n’ont que très peu de pouvoir au plan politique et aucune garantie de représentativité. Depuis l’époque du régime nationaliste du président Nasser, dans les années 1950, ils sont traités comme des citoyens de seconde zone. Ils jouent un rôle impotant dans le domaine de l’éducation.
Confrontés à l’idéologie et aux exactions violentes des Frères musulmans ou des salafistes, les coptes ont intégré une forte spiritualité du martyre. Si on dénombre 5 à 6’000 victimes d’attaques anti-chrétiennes au cours des cinq dernières décennies, cela reste peu d’un point de vue géo-politique. La politique de soutien des chrétiens du président Al-Sissi constitue une volonté louable, mais il est encore tôt pour en voir les effets concrets face à la corruption et à l’autoritarisme. Le nombre des chrétiens les protège d’une disparition programmée.
1% en Palestine, 2% en Israël
En Israël (2%) et en Palestine (1%) la minorité chrétienne est plus faible. Son poids politique n’est cependant pas insignifiant, les chrétiens sont présents dans les parlements et détiennent plusieurs mairies dont Bethléem ou Ramallah en territoire palestinien, ou Nazareth en Israël. Il n’empêche qu’en tant qu’arabes ils restent souvent des citoyens de seconde zone en Israël. Sur le plan intellectuel, les chrétiens sont très actifs dans l’éducation, la recherche théologique et les publications. Du fait de leur faible nombre, de la pression de l’occupation israélienne et de l’émigration, la situation des chrétiens en Palestine et en Israël se fragilise. Mais grâce à la présence à Jérusalem du siège de nombreuses Eglises, l’idée d’une disparition des chrétiens n’est pas envisageable.
En Syrie, le choix entre le pire et le ‘plus pire’
En Syrie, les chrétiens formaient avant la guerre environ 6% de la population soit 1,5 million de fidèles. Ils ne sont aujourd’hui plus que 3%. La plupart se sont réfugiés au Liban et en Jordanie et attendent de pouvoir rentrer au pays. Ils disposaient d’une présence régulière au niveau du pouvoir en s’étant associés avec la minorité musulmane des Alaouites à la tête du régime. Aujourd’hui n’ayant plus le choix qu’entre le pire et le ‘plus pire’, la majorité des chrétiens restent loyaux envers le gouvernement. Leur participation culturelle a toujours été importante dans le pays. Ils subissent la même barbarie de la guerre que tous les autres Syriens et ne sont pas davantage menacés parce que chrétiens.
Une présence chrétienne menacée en Irak
Quel avenir pour les chrétiens arabes?C’est certainement en Irak, que les chrétiens sont le plus menacés de disparition. De 1,5 million en 2003, ils sont passés aujourd’hui à 400’000 au plus, soit de 4% à 1%. Dès la création de l’Irak moderne, leur relation avec le pouvoir a été très difficile, même si on a compté quelques ministres chrétiens en Irak et au Kurdistan irakien. Aujourd’hui, à part celui de la diplomatie vaticane, ils ne disposent d’aucun appui extérieur. Leur influence culturelle reste faible. La défaite de Daech et la reconstruction de la plaine de Ninive leur donnent un faible espoir, mais tous ne semblent pas prêts à rentrer chez eux. Sans garantie de sécurité et de représentation politique, l’avenir des chrétiens d’Irak est très sombre.
Antoine Fleyfel croit en l’avenir des chrétiens arabes. Pour cela, il met trois conditions. La première est la volonté des chrétiens de rester sur leur terre. La deuxième est l’attitude tolérante de la majorité de la population musulmane. Sans volonté de bâtir ensemble, la cohabitation ne sera pas possible, avertit, le chercheur. Enfin, il faut que l’Occident assume ses responsabilités et aide sérieusement ces pays à s’en sortir. Ce soutien concerne les gouvernements, mais aussi les citoyens et les chrétiens. En plus du soutien matériel, le théologien ne manque pas de souligner le poids de la prière, de l’échange, de l’information.
La présence des chrétiens dans les sociétés du Proche-Orient est décisive pour ces pays, estime Antoine Fleyfel. Les chrétiens apportent la diversité dont ont besoin les musulmans pour se connaître eux-mêmes. Ils sont appelés à témoigner de l’amour du Christ qui les envoie pour être des instruments de dialogue et de paix. (cath.ch/mp)
Les Eglises d’Orient divisées en cinq familles ecclésiales
Si l’on remonte aux origines du christianisme, dans les cinq premiers siècles, l’Eglise est fondée sur la communion entre cinq patriarcats: Rome, Constantinople, Antioche, Alexandrie et Jérusalem. Les chrétiens d’Orient se rattachent aux trois derniers de ces patriarcats. Ces communautés sont au fondement même de la foi chrétienne.
Les choses se compliquent encore un peu plus lorsque l’on se penche sur les diverses Eglises. On distingue cinq familles ecclésiales à partir de leur acceptation au non des 7 premiers conciles œcuméniques.
La deuxième famille est celle des Eglises des trois conciles qui ont rejeté le concile de Chalcédoine (451) refusant de reconnaître la nature à la fois divine et humaine du Christ. On les appelle aussi Eglises orientales orthodoxes, monophysites ou pré-chalcédoniennes. Elle regroupe les Eglises copte-orthodoxe, arménienne apostolique et syriaque orthodoxe. Le poids des 7 à 8 millions de coptes d’Egypte en fait le groupe le plus nombreux.Les Eglises des deux conciles rejettent le concile d’Ephèse (430) qui a défini Marie comme la mère de Dieu. Ils ‘agit de l’Eglise assyrienne qui est aujourd’hui parmi les plus menacées: Elle ne compte plus que quelque dizaines de milliers de fidèles sur sa terre d’origine en Irak et moins d’un million dans le monde.
Le troisième groupe rassemble les Eglises des sept conciles jusqu’à Nicée II qui mit fin à la crise iconoclaste en 787. Il s’agit des Eglises grecques-orthodoxes d’Antioche, de Jérusalem et d’Alexandrie. C’est surtout la question de la juridiction du pape de Rome qui les distingue de l’Eglise catholique.
Les Eglises orientales catholiques forment la quatrième famille. A l’exception de l’Eglise maronite du Liban, remontant au Ve siècle, elles sont issues de la réunion avec Rome de groupes détachés des Eglises des trois premières familles. Outre les maronites, il s’agit essentiellement des Chaldéens d’Irak et des gréco-catholiques ou grecs-melkites des divers pays. Elles partagent le dogme avec l’Eglise romaine tout en maintenant leur personnalité et leur organisation propres.
La cinquième famille est celle des communautés issues de la Réforme. Luthériens, protestants, anglicans, baptistes ou évangéliques, ne forment qu’environ 1% des chrétiens orientaux mais ont une influence certaine par leurs institutions d’éducation et de formation. (cath.ch/mp)
L’Oeuvre d’Orient
Fondée en 1856 par des professeurs de l’Université de la Sorbonne, à Paris, et reconnue deux ans plus tard par le pape Pie IX,
l’Oeuvre d’Orient se consacre depuis 160 ans au soutien des chrétiens du Proche et Moyen-Orient. Elle appuie aujourd’hui quelque 1’500 projets dans 23 pays, dans les domaines social, éducatif, humanitaire sanitaire ou pastoral. Œuvre à l’origine franco-française elle cherche à s’établir au plan international en créant des antennes dans d’autres pays d’Europe comme la Grande-Bretagne, La Pologne, l’Espagne, l’Italie et la Suisse.
Un début de prise de conscience chez les musulmans orientaux?
Interrogé sur la prise de conscience de l’islam oriental face à la crise, Antoine Fleyfel estime qu’elle commence à se faire. “La jeunesse n’en peut plus de la voie fanatique et intégriste de cette religion.”On compterait par exemple un grand nombre d’athées parmi les jeunes Irakiens. Les changements en Egypte, notamment du côté de l’Université Al Azhar, dénotent une certaine volonté de réformer l’islam, mais cela est trop récent pour fonder une véritable analyse. Il en est de même pour la volonté réformatrice du prince d’Arabie Saoudite. Un vent de modernité souffle, mais il ne faudrait pas oublier que depuis le XVIIIe siècle, l’Arabie est le foyer du wahabisme et d’une interprétation rigoriste de l’islam.