Proche-Orient: le destin incertain des assyriens, chrétiens oubliés entre État Islamique et nationalisme kurde - Entretien avec Christine Chaillot
31 Oct 2015
Les événements survenus ces dernières années au Proche-Orient ont placé sur l'avant-scène de l'actualité plusieurs minorités. Mais dans les turbulences qui agitent la région, certains groupes n'attirent guère l'attention. Dans la seconde partie de cet article, Christine Chaillot répond à nos questions et évoque le sort des chrétiens assyriens.
Dans son édition du 26 octobre 2015, le quotidien arabophone Al-Akbar a publié un article de Jean Aziz sur la situation des chrétiens dans le nord-est de la Syrie, placés dans une situation difficile, entre Kurdes et État Islamique. Une traduction de cet article en anglais nous a été fournie par l'utile service de presseMideastWire, que Religioscope recommande à toutes les personnes souhaitant suivre de près l'actualité du Proche-Orient telle qu'elle est relatée par la presse de cette région.
Comme on le sait, l'actuelle situation chaotique en Syrie est mise à profit par une partie des Kurdes pour essayer de constituer en petit État territorialement cohérent: ce qu'ils considèrent être le Kurdistan syrien, au nord-est de la Syrie. Les Kurdes sont ainsi présents à Hassaké et à Kameshli (ou encore Kamishli ou Qamishli, où ils se retrouvent aux côtés de populations chrétiennes et arabes musulmanes. Selon Jean Aziz, si les Kurdes considèrent ces deux villes comme le cœur du Kurdistan syrien, ils ne sont pas dominants démographiquement dans cette région du gouvernorat de Hassaké, à la différence des villes de Kobani et Afrin (nom arabe local, Efrin en kurde), situées géographiquement dans le gouvernorat d'Alep, également au nord de la Syrie.
Dans le gouvernorat de Hassaké, les Kurdes représenteraient environ 20% de la population, tandis que les chrétiens, répartis entre différents groupes (chrétiens assyriens, syriaques et autres), constitueraient environ 15 % de la population, selon Aziz, et sans doute moins dans la réalité actuelle.
En effet, des équilibres démographiques sont en train de changer à la faveur du conflit: un nombre important de chrétiens n'ont trouvé leur salut que dans la fuite, tandis que la part des Kurdes déplacés eux-mêmes depuis d'autres zones augmente.
Les Kurdes ont un avantage supplémentaire: leur équipement militaire et le financement qu'ils reçoivent depuis le Kurdistan irakien et d'ailleurs. Les chrétiens, en revanche, se trouvent dans une situation d'assiégés, de déplacés ou d'exilés et n'ont guère de contacts avec l'extérieur ni d'appuis leur permettant de se défendre efficacement.
Selon l'article d'Aziz, les autorités kurdes tentent d'imposer aux populations chrétiennes un service militaire obligatoire dans leurs troupes. Les chrétiens sont réservés, car ils soupçonnent des chefs kurdes de tourner les yeux d'un autre côté quand des villages chrétiens sont attaqués par l'État Islamique.
Dans la guerre de propagande qui fait rage au Proche-Orient, il est difficile d'y voir clair. Afin d'en savoir plus, Religioscope a interrogé Christine Chaillot, une citoyenne suisse qui prête attention depuis plusieurs décennies aux différentes communautés chrétiennes orientales historiques et a écrit plusieurs ouvrages documentaires à ce sujet. Elle s'est rendue en septembre 2015 dans le Gouvernement régional du Kurdistan (selon l'appellation officielle irakienne), ou Kurdistan irakien (selon les Kurdes), pour y rencontrer des communautés chrétiennes.
Religioscope - Outre les chrétiens dits «syriaques», c'est-à-dire l'Église en communion avec les autres communautés «préchalcédoniennes» (arméniennes, coptes, éthiopiennes, érythréennes), l'article mentionne aussi des chrétiens «assyriens». Qui sont-ils?
Cette Église apostolique et extraordinairement missionnaire évangélisa jusqu'en Inde, en Chine et en Mongolie. Cet élan s'interrompit au 14e siècle, lorsque Tamerlan les obligea à se réfugier dans les montagnes difficilement accessibles du Hakkari où leur patriarche s'installa à Kotchanes, à environ 20 km de la ville de Hakkari, le chef-lieu (entre Van et Erbil). Là, au cours des siècles, les relations entre Kurdes et Assyriens chrétiens n'ont pas toujours été faciles.
Religioscope - Pourquoi se sont-ils notamment installés dans le nord-est de la Syrie actuelle, revendiqué par les Kurdes comme «Kurdistan syrien»?
Christine Chaillot - Au cours du génocide de 1915, ce ne furent pas seulement les chrétiens arméniens qui se trouvèrent déportés et massacrés, mais aussi les chrétiens de langue syriaque, dont les Assyriens. De la région montagneuse du Hakkari, ils s'enfuirent à l'est, en Perse (aujourd'hui Iran), en particulier dans la ville d'Ourmia. Là, ils furent à nouveau massacrés et ceux qui purent échapper vinrent se réfugier en Irak, alors sous mandat britannique. À la fin de la Première Guerre mondiale, plus de la moitié de la population assyrienne avait été massacrée - par des Ottomans turcs et aussi des Kurdes.
En 1933, certains chrétiens assyriens décidèrent d'aller s'établir près de la ville de Hassaké, dans le nord-est de la Syrie, pays alors sous mandat français. Certains furent alors massacrés sur ordre du gouvernement irakien à Simele, à quelques kilomètres de Duhok. Cette vague meurtrière atteignit 63 autres villages assyriens dans les régions de Duhok et de Mossoul, et conduisit à la mort d'environ 3 000 villageois assyriens.
Finalement, ceux qui réussirent à s'établir dans des villages le long de la rivière Khabour, au sud de la ville de Hassaké, pensaient vivre tranquilles et oubliés, car loin de tout, dans leurs 35 villages.
Religioscope - Mais une fois de plus, les turbulences historiques de la région les ont rattrapés...
Christine Chaillot - Oui, au moment où Daech installa sa capitale à Rakka, pas très loin, et s'empara des territoires environnants. Le 23 février 2015, Daech kidnappa un groupe de 253 chrétiens assyriens. Le 23 septembre 2015, ils en exécutèrent trois, comme le montre une vidéo libanaise (voir aussihttp://www.aina.org/news/20151008022445.htm) et menacent d'en exécuter davantage s'ils ne reçoivent pas une rançon exorbitante.
De tout cela, les médias occidentaux n'ont presque pas parlé: pourquoi? Parce qu'il s'agit d'une toute petite communauté chrétienne, qui n'est soutenue par personne de puissant? Et alors? Comme l'a écrit Claire Weibel Yacoub dans son livre Le rêve brisé des Assyro-Chaldéens. L'introuvable autonomie (Paris, 2011, p. 285), la question est celle de la place des faibles dans l'histoire. Pour l'Irak, quand on parle des chrétiens on parle surtout des catholiques chaldéens, très majoritaires il est vrai, et qui disposent de contacts nombreux et bien placés, y compris dans les médias. Mais les chrétiens assyriens sont oubliés et n'ont malheureusement pas de porte-parole international.
Rappelons au passage que les chaldéens sont des assyriens devenus catholiques, principalement depuis la fin du XIXe siècle (suite à la nomination du patriarche chaldéen Joseph VI Audo en 1848), qui jouissent jusqu'à présent du puissant soutien du Vatican et de contacts diplomatiques au plus haut niveau. Sous l'Empire ottoman, les chaldéens ont été soutenus par la France qui appuyait les communautés chrétiennes catholiques au Moyen-Orient.
Il faut surtout souligner ici le fait que, le 27 septembre 2015, le nouveau patriarche de l'Église assyrienne d'Orient, Mar Gewargis III Sliwa, a été consacré à Erbil, où est à présent rétabli le nouveau siège de l'Église d'Orient, exilé à Chicago depuis 1940. Cette décision très courageuse a été prise pour que le patriarche assyrien se trouve à nouveau proche de ses fidèles en Irak et pour les soutenir dans des circonstances politiques difficiles et souvent dangereuses.
Rappelons que l'Église d'Orient est la première Église locale (et «nationale», dirait-on aujourd'hui) de l'Irak actuel: c'est une Église apostolique (sa dénomination officielle est d'ailleurs «L'Église apostolique assyrienne de l'Orient»), dont le premier siège fut à Séleucie-Ctésiphon (près de Bagdad), puis déplacé à Bagdad, Mossoul et ailleurs selon les aléas de l'histoire. Leur célèbremonastère fondé par le moine Hormizd au 7e siècle a été la résidence des patriarches assyriens du 16e au 18e siècle; puis il est passé sous juridiction chaldéenne catholique.
Religioscope - Si les chrétiens de la région se montrent prudents, c'est aussi en raison du souvenir historique de l'hostilité de populations kurdes envers eux...
Christine Chaillot - En effet. Durant le génocide de 1915, certains Kurdes ont participé aux massacres de nombreux chrétiens dans la région et aussi en Perse nord-occidentale (près d'Ourmiah, Iran actuel). En 2015, alors que de nombreux articles et manifestations et conférences ont eu lieu à travers le monde pour commémorer le génocide de 1915, qui a touché non seulement les Arméniens mais aussi au moins un tiers des chrétiens de tradition et langue syriaques, presque aucun média ne l'a rappelé. En 1933, suite aux massacres des Assyriens par des soldats irakiens à Simele et alentours, certains Kurdes vinrent ensuite piller les villages. Les médias chantent l'héroïsme des Kurdes, en particulier depuis l'été 2014. Mais les descendants de ces chrétiens n'ont pas oublié l'histoire. Il s'agit en effet de leur propre histoire, qui est un véritable cercle infernal.
Religioscope - Que peut-on dire au sujet des tentatives d'extension du contrôle territorial entrepris par des groupes kurdes, selon l'article de Jean Aziz?
Christine Chaillot - Les Kurdes essaient depuis des décennies d'agrandir «leur» territoire, dans l'attente de la reconnaissance irakienne et internationale de leur futur Kurdistan indépendant. C'est sans doute ce qui les a aussi poussés à attaquer Daech pour reprendre des villages chrétiens à leurs frontières, au nord de l'Irak: pas tant pour aider les chrétiens que pour se préparer une part du gâteau aussi grande que possible lorsque viendra le moment de finaliser les frontières de leur futur Kurdistan qui, ils l'espèrent, pourrait alors inclure des territoires en Syrie, voire en Turquie et peut-être même un jour en Iran où vivent également des Kurdes.
Pour cela il faut donner une bonne image de soi à l'étranger, y compris en accueillant de nombreux déplacés (et non pas réfugiés, car ils viennent tous d'Irak), principalement de Bagdad et de Mossoul et ses environs - en majorité chrétiens, mais il y a aussi des musulmans. Et cela explique pourquoi les Kurdes vont aussi se battre jusqu'au nord-est de la Syrie, par exemple à Kamichli, ville stratégique à la frontière turque, ou à Hassaké, aux sous-sols très riches en pétrole (tout comme à Kirkouk, ville irakienne prise par les Kurdes en juin 2014).
Religioscope - Vous dites «les Kurdes». Mais il ne s'agit pas d'un groupe monolithique: on connaît leurs divisions politiques, par exemple entre le mouvement dirigé par Jalal Talabani et celui qui a pour chef Massoud Barzani. Et sur le plan religieux aussi, les Kurdes ne sont pas tous sur la même ligne.
Christine Chaillot - Vous avez raison de le souligner. Pour ma part, j'ai été particulièrement frappée par le développement de courants islamistes dans une fraction de la population kurde, ce qui vient ajouter un élément de complexité supplémentaire à une situation déjà délicate.
Par exemple, certains Kurdes se battent aux côtés de Daech en Syrie du Nord-est, ce que les médias ne racontent guère. Il faut aussi préciser qu'il y a environ 15 % de Kurdes islamistes au Parlement de la région du Kurdistan irakien, de plusieurs tendances (il y a aussi au Parlement des sièges pour les représentants des minorités, y compris chrétiennes). Un bon nombre de mosquées y ont été construites ces dernières années, et l'on voit de plus en plus de femmes complètement voilées en noir, ce qui contraste avec la vision assez «laïque» que certains journalistes donnent à l'étranger de cette région du Kurdistan irakien et de son gouvernement.
Au Kurdistan irakien, les Kurdes proclament être 5 millions, ce qui paraît être un chiffre exagéré; la majorité est sunnite et on compte aussi quelques chiites. A cause des va-et-vient des déplacés chrétiens, il est impossible d'avoir des statistiques précises. À l'automne 2015, on parlait de 200 ou 300 000 chrétiens. On y trouve aussi d'autres minorités, par exemple les yézidis.
Religioscope - Finalement, c'est la Realpolitik qui dicte les choix des Kurdes...
Les Kurdes se battent pour eux et pour leurs intérêts, et pour personne d'autre. Pourquoi se battraient-ils pour les chrétiens? Il est naïf de le penser.
Lorsque j'ai visité Erbil et Dohuk en septembre 2015, j'ai demandé à différentes personnes combien d'années il faudrait pour voir l'émergence d'un Kurdistan indépendant. Si certains ont dit que cela se ferait dans quelques années assez proches, d'autres pensent qu'il s'agit d'un processus de longue haleine, à cause des relations avec le gouvernement de Bagdad, et aussi des nouvelles situations géopolitiques découlant de la prise de Mossoul par Daech en été 2014, sans oublier les réactions et bombardements de l'État turc sur des positions kurdes en Syrie du Nord et au nord du Kurdistan irakien en juillet 2015; et puis aussi il ne faut pas oublier certaines difficultés internes au sein du gouvernement du Kurdistan irakien.
Au nord de la Syrie, mes amis chrétiens ont remarqué ces deux dernières décennies la venue de Kurdes descendus de leurs villages pour venir s'installer en grand nombre, à Kamishli, par exemple.
Religioscope - L'avenir de ces communautés chrétiennes semble bien sombre...
Christine Chaillot - Au nord de la Syrie, au Khabour, il ne reste aujourd'hui que 3 000 sur 20 000 Assyriens. Leur évêque Aprem reste jusqu'à ce jour fidèlement aux côtés de ses fidèles dans la ville proche de Hassaké où se trouve son évêché. Dans son village d'origine au Khabour sur les 500 personnes qui y habitaient il y a encore peu de temps, il n'en restait que 50 en septembre 2015. Ceux qui n'ont pas fui vont partir et s'exiler quand ils le pourront. Très bientôt il n'y aura sans doute plus de chrétiens en Irak: leur nombre a diminué en dix ans de 1,3 million à environ 300 000 en 2015. Leur avenir en Syrie est aussi hypothéqué.
Au nord-est de la Syrie, le gouvernorat moderne de Hassaké était un des territoires historiquement peuplés par des chrétiens, depuis le début du christianisme. La ville syrienne moderne de Kameshli avoisine la ville turque de Nusaybin, l'ancienne ville de Nisibe célèbre pour son école théologique. Au sud-ouest de Rakka, l'actuelle capitale de Daech, se trouvent les ruines du célèbre site chrétien de Resafa, autrefois nommé Sergiopolis, un grand centre de pèlerinage au IVe siècle dédié à Saint Serge. Aujourd'hui les chrétiens sont devenus très rares dans la région.
Il ne faut pas non plus oublier le rôle négatif des grandes puissances au XXe siècle: elles n'ont vu que leurs propres intérêts dans la région (comme c'est encore le cas aujourd'hui), y compris déjà pour l'exploitation du pétrole découvert en 1927 près de Kirkouk. Après le génocide, puis la Seconde Guerre mondiale, la Grande-Bretagne et la France avaient fait miroiter des promesses d'autonomie territoriales aux chrétiens assyriens et chaldéens dans le nord de l'Irak. Mais les deux puissances n'ont pas tenu leurs promesses. En septembre 1937 le Conseil de la SDN exprima «son regret» pour n'avoir pas réussi à réinstaller les Assyriens qui voulaient quitter l'Irak. Les instances internationales ont alors classé la question assyro-chaldéenne.
Récemment, certains espéraient voir la mise en place d'un espace réservé aux minorités et surtout aux chrétiens près de Mossoul dans la dite plaine de Ninive, mais ce projet semble bien compromis depuis la prise de Mossoul et des ses environs en 2014.
Il faudrait encore expliquer bien d'autres choses. Il reste encore beaucoup à dire et écrire à ce sujet. Cela montre bien la nécessité d'informations complémentaires et objectives sur ce qui se passe dans cette région...
Parmi les ouvrages de Christine Chaillot, signalons en particulier, en langue française:Vie et spiritualité des Églises orthodoxes orientales des traditions syriaque, arménienne, copte et éthiopienne (Paris, Éd. du Cerf, 2011); Les Coptes d'Égypte: discriminations et persécutions (1970-2011) (rééd, Paris, L'Harmattan, 2013); L'Église orthodoxe en Europe orientale au XXe siècle (Paris, Éd. du Cerf, 2009).