Sauver les chrétiens d'Orient
Un des enjeux cachés des guerres qui ensanglantent le Proche-Orient depuis des années, c'est l'éradication du christianisme des lieux dans lesquels il est né. Depuis peu, le mouvement s'est accéléré. Le printemps arabe s'est accompagné d'un hiver chrétien. Au regard de la géopolitique, c'est peu de chose, s'agissant ici d'une religion minoritaire, sans grande influence politique, sauf au Liban. Au regard de la civilisation, c'est une affaire capitale, que les Occidentaux se donnent beaucoup de mal pour ignorer. Ils jurent qu'ils ne sont pas chrétiens, mais les islamistes les appellent les « croisés ».
Cette situation tragique s'inscrit dans un contexte mondial qui ne l'est pas moins. Parmi les religions, le christianisme, sous ses diverses « dénominations », est la seule qui est systématiquement persécutée : dans 50 pays, selon l'ONG internationale « Portes ouvertes » qui est depuis bientôt soixante ans un observatoire de la persécution des chrétiens dans le monde. 50 pays, parmi lesquels 36 où l'islamisme est le principal responsable : dans le Proche-Orient, l'Asie centrale jusqu'en Palestine, et désormais, les pays africains de la zone sahélienne, où le cinquième des chrétiens du monde y affronte le septième des musulmans. A noter cependant que le pays le plus violemment antichrétien du monde est la Corée du Nord, où la détention d'une bible est passible de la peine de mort, et où au moins 50 000 chrétiens – soit le quart de l'effectif – sont emprisonnés ou détenus dans des camps de travail.
Les chrétiens sont les premières victimes des mutations récentesDans le monde musulman, il n'y a pas qu'Al-Qaïda, Daech, Boko Haram. Il y a souvent les gouvernements, avec des attitudes qui vont de la non-protection des minorités religieuses à la persécution, en passant par l'impunité pour les persécuteurs. Quant aux formes des persécutions, elles vont de la discrimination dans les emplois publics jusqu'aux massacres, en passant par toute la gamme des procédés classiques de la barbarie : déplacements forcés de populations, agressions physiques, viols, enlèvements, détention arbitraire, destruction des églises et autres lieux de culte, répression féroce des convertis. A travers le cas de la persécution des autres religions, force est de constater que l'islamisme n'est pas le fait d'une bande de barbares fanatiques déployés en Irak, en Syrie, au Nigeria : c'est à la fois une idéologie et un ensemble de comportements qui sont désormais représentés dans la quasi-totalité du monde musulman, et dont la pointe avancée est le djihadisme, c'est-à-dire la guerre sainte contre tous les ennemis de la foi : athées, fidèles d'autres religions, notamment les chrétiens, mais pas exclusivement, et enfin les musulmans non sunnites ; car il faut bien constater que c'est principalement dans le sunnisme que se développent ces formes nouvelles d'intolérance et d'inhumanité. Le problème n'est plus seulement local, mais international : en témoigne la composition de la coalition qui a été formée pour combattre l'Etat islamique : à côté des grands pays occidentaux, on trouve aussi l'Arabie saoudite, la Jordanie, le Qatar, les Emirats arabes unis, le Maroc. La question d'une participation de l'Iran, cœur et citadelle du chiisme, est encore discutée. D'une certaine manière, les djihadistes ont déjà gagné, en imposant au reste du monde le principe de la guerre de religion. Demain, le but de la coalition, qui vise les territoires conquis par EI en Irak et en Syrie pourrait être élargi à la Libye, avec la participation active de l'Egypte et de l'Italie.
Au milieu de cette tourmente, qui tend à faire du Proche-Orient un ensemble musulman monoreligieux, les chrétiens ont bien du mal à trouver leur voie et à se faire entendre. Ils sont les premières victimes des mutations récentes. Les dictatures militaires qui dominaient la région leur assuraient une certaine protection : Saddam Hussein, sunnite, était lui-même minoritaire en Irak ; il en allait de même de la famille Assad, alaouite, en Syrie. En Egypte, les coptes avaient été associés au pouvoir sous Sadate, puis sous Moubarak. Paradoxalement, le caractère populaire du printemps arabe leur a été défavorable, à partir du moment où les démocrates qui l'animaient furent supplantés par les islamistes, notamment les Frères musulmans, puis évidemment par les djihadistes. C'est pourquoi, après avoir participé en majorité à la révolte anti-Assad en Syrie, ils ne tardèrent pas à changer de camp, lorsque ces derniers prirent le pas sur les démocrates au sein de la rébellion.
Et pourtant la France, protectrice traditionnelle pendant des siècles des minorités chrétiennes au Proche-Orient, ne paraît avoir tenu aucun compte de cet état de fait, quand elle s'est prononcée, à l'encontre des Etats-Unis, pour une intervention contre Assad en Syrie. Et pas davantage aujourd'hui, où elle s'efforce de tenir la balance égale entre Assad et les djihadistes. Il est vrai qu'il est difficile de faire alliance avec un chef d'Etat responsable de la mort de 200 000 personnes dans sa propre population. Mais tout stratège sait qu'il faut distinguer, en toutes circonstances, entre l'ennemi principal et l'ennemi secondaire. Or Assad ne menace pas la France, ni de près, ni de loin. Et, après tout, Roosevelt, Churchill et de Gaulle n'ont pas hésité un instant, pour vaincre Hitler et l'hitlérisme, à s'allier à Staline dont les victimes dans sa propre population se chiffraient par millions et même par dizaines de millions !
Devant ces abominations, la presse de gauche a fait preuve d'une remarquable discrétionEntre autres griefs faits par les islamistes à l'égard des chrétiens, il y a celui d'être les agents infiltrés de l'Occident au sein du Proche-Orient. Il n'y a rien de plus faux. Les communautés chrétiennes de la région étaient là, et pour cause, avant les musulmans eux-mêmes. Ce n'est pas pour rien que le mot « copte », qui désigne les chrétiens d'Egypte, signifie « égyptien » en grec ancien. Les coptes (entre 7 et 10 % de la population) se considèrent donc à juste titre comme les plus anciens habitants du pays et les descendants des pharaons. Mi-février, 21 d'entre eux ont été enlevés et égorgés en Libye par un groupe islamiste se réclamant de Daech. Cette décapitation de masse, qui est une première du genre dans la propagande du groupe, n'a donné lieu dans la presse française qu'à peu de commentaires, et à très peu d'émotion. Comme si l'Occident les avait déjà abandonnés à leur sort ; comme si l'on considérait comme acquise à l'islam la propriété exclusive de cette partie du monde. Lundi 23 février, on a appris que 200 chrétiens assyriens habitant des villages du nord-est de la Syrie ont été enlevés par l'organisation de l'Etat islamique. Une vingtaine viennent d'être relâchés contre rançon. Cet enlèvement de masse, en tous points conforme aux méthodes de Boko Haram au Nigeria, n'a fait l'objet d'aucune une à la télévision.
Une des rares personnalités à s'être élevée contre la purification ethnico-religieuse en cours a été Jean d'Ormesson, sur Europe 1 et BFM TV.
Ces horribles crimes ont suscité moins d'émotion que celle, légitime et nécessaire, qu'a suscitée la destruction par des membres de l'Etat islamique des statues et sculptures pré-islamiques du musée de Mossoul. Comme si la vie des chrétiens d'Orient était moins précieuse que les trésors artistiques de l'humanité.
Devant ces abominations, la presse de gauche, le Monde et Libération en particulier, a fait preuve d'une remarquable discrétion, qui contraste avec l'indignation, non moins nécessaire et non moins légitime, qui accompagne toute manifestation d'« islamophobie », heureusement moins sanglante dans la plupart des cas.
J'en ai assez de la jobardise des anticolonialistes de la vingt-cinquième heureAlors, disons-le clairement : il ne faudrait pas pousser la mauvaise conscience à l'égard du passé colonial de l'Occident jusqu'à des formes parfaitement perverses de compréhension envers les crimes commis actuellement dans un Orient jadis dominé. J'en ai assez, je l'avoue, de cet anticolonialisme rétrospectif qui se montre d'autant plus intransigeant qu'il contraste avec la grande indifférence dont ont fait preuve tant d'intellectuels français quand il fallait se battre contre le colonialisme français en Algérie ou contre l'épuration ethnique menée par les Serbes en Bosnie. Pour ma part, je ne savais pas qu'en m'engageant dans la lutte anticolonialiste, je devrais prendre implicitement l'engagement de l'indulgence à l'égard des crimes futurs des colonisés du passé… Pour en avoir plusieurs fois parlé avec mon ami Pierre Vidal-Naquet, je sais qu'il partageait ce point de vue et qu'il l'a exprimé à plusieurs reprises. J'en ai assez de la jobardise des anticolonialistes de la vingt-cinquième heure.
Je dis donc que le quasi-silence qui accompagne le génocide spirituel qu'est la destruction des chrétiens d'Orient est une honte et qu'une telle attitude justifie pleinement la leçon principale du roman si controversé de Michel Houellebecq : à savoir qu'il y a, tapi au tréfonds de l'intelligentsia, un instinct de soumission et de collaboration qui la porte à trouver aux plus forts les justifications les plus convaincantes qu'elle désespère de rencontrer chez les plus faibles. J'ajoute que, pour nous autres Européens, la juxtaposition d'un Proche-Orient monoreligieux et d'une Europe occidentale plurireligieuse est à terme une menace formidable pour la paix et pour la culture.
Mais laissons là les concours de beauté humanitaires et antiracistes qui occupent le plus clair du temps de la majorité des intellectuels. Il faut sauver les chrétiens d'Orient de l'extermination. Ce n'est pas un problème local. C'est une affaire qui interpelle la conscience universelle. Que le Conseil de sécurité se réunisse, qu'il mette au ban de l'humanité les barbares. Que les pays musulmans leur dénient hautement le droit de se réclamer de l'islam. Et que l'Occident qui se réclame partout et toujours des droits de l'homme ne fasse pas une exception à l'encontre d'une religion qui fut et demeure majoritairement la sienne.