L'adoption par le Courant patriotique libre, les Kataëb, les Forces libanaises et les Marada du projet de loi électorale dit orthodoxe a suscité les réserves du président de la République et d'un certain nombre d'indépendants comme Boutros Harb regroupés sous la bannière du 14 Mars. Le chef de l'État et beaucoup à sa suite soulignent que le fractionnement du corps électoral en entités confessionnelles est « contraire au pacte de coexistence » figurant dans le Préambule de la Constitution ? Qu'en penser ?
« Le Liban, souligne un constitutionnaliste de renom qui tient à l'anonymat, a adopté dès l'origine ce qu'on appelle le principe du collège électoral unique en vertu duquel des candidats de différentes communautés sont élus par des électeurs de différentes communautés. Le but est d'assurer à la fois la représentation nationale et communautaire.
« Le principe du collège électoral unique comporte des avantage à la fois de coopération dans la compétition électorale, et aussi de modération, du fait que le candidat doit solliciter les voix non seulement de sa communauté, mais aussi d'une autre ou d'autres communautés.
« Les inconvénients du collège électoral unique? Premier inconvénient potentiel : il ressort de l'expérience qu'il y a des cas où le candidat maronite ou grec-orthodoxe... est élu fort majoritairement par des voix d'une communauté autre que la sienne. »
« Deuxième inconvénient potentiel : en favorisant la modération, le principe du collège électoral unique exclut des fois des candidats dits extrémistes qui, en période de crise, émergent hors du Parlement en para-parlements communautaires qui se substituent en pratique au Parlement supposé représenter à la fois la nation et les communautés. »
Renoncer au collège électoral unique ?
Mais faut-il pour autant renoncer au jumelage de la représentation nationale et communautaire ? Faut-il adopter le projet de loi électoral orthodoxe, qui prône des collèges électoraux séparés, ou maintenir le principe du collège électoral unique, mais avec des aménagements plus appropriés quant à la dimension des circonscriptions et quant au partage communautaire au sein des circonscriptions ?
Selon le constitutionnaliste précité, « le projet dit orthodoxe de collèges électoraux séparés en vertu duquel le candidat est élu exclusivement par les membres de sa communauté ne constitue pas un amendement du régime électoral libanais. Il s'agit d'un changement radical des fondements, de la nature et de l'essence du système constitutionnel libanais dans un ensemble. C'est un autre régime politique qui est alors institué au Liban ».
Et d'ajouter : « La réponse à la question posée réside donc dans un travail de redécoupage des circonscriptions en vue d'un meilleur partage communautaire. »
À l'appui de ce point de vue, les arguments suivants sont avancés :
1. La ségrégation. Le nouveau Préambule de la Constitution libanaise, al. 9, dispose, à la lumière de l'expérience des années de démarcations, de barricades et de déplacements de population : « ...Pas de ségrégation (géographique) de la population sur la base de n'importe quelle appartenance... » Ce que les barricades et démarcations armées n'ont pas réussi à ségréguer par la violence, un régime de collèges électoraux séparés va-t-il réussir à l'opérer ? C'est ce qui risque de se produire. C'est donc toute la philosophie des « communautés associées », selon Michel Chiha et les pères de l'indépendance, toute l'organisation des partis, des alliances, des blocs, des courants politiques..., pluricommunautaires ou partiellement pluricommunautaires, qui est ébranlée et sapée à la base.
Vers un État sans nation
« Je ne veux pas croire que l'irréparable s'est produit, ajoute le constitutionnaliste précité. C'est dans le sens diamétralement opposé que les autorités doivent agir, dans l'esprit de ce qu'écrivait le recteur de l'Université Saint-Joseph, Jean Ducruet, en 1993 : "(...) À l'heure de la reconstitution du Liban, la priorité des tâches est certainement à restaurer les relations sociales affaiblies ou détruites par la guerre. Une guerre, comme celle que nous avons connue quinze années durant, a dispersé les familles, détruit les communautés de village ou de quartier, désagrégé le pays en faisant éclater la capitale, créé et cloisonné des territoires communautaires. Il importe aujourd'hui de consolider les liens familiaux, de restaurer les centres de convivialité à tous les niveaux de la vie sociale, de désenclaver les communautés, de recomposer le territoire, en un mot de reconstituer une société. Faute de cet effort, le Liban qui fut une nation sans État risquerait de devenir demain un État sans nation". Cet avertissement est tiré de son ouvrage L'Université et la Cité. »
2. La notion de communauté. Dans le prolongement du point précédent, le projet de loi orthodoxe restreint et appauvrit la notion de communauté. Or, on ne peut réduire la notion de communauté au Liban à sa dimension strictement confessionnelle. Il s'agit dans la vie publique d'une appartenance à la fois de religion (peut-être exclusivement sociologique, et pas nécessairement de foi), de tradition, de culture ou de sous-culture... La Cour permanente de justice internationale a eu l'occasion, le 31 juillet 1930, de préciser la notion de communauté. La définition a une valeur générale et caractérise l'aspect social de la communauté :
« Le critérium de la notion de communauté, a décidé la Cour, est l'existence d'une collectivité de personnes vivant dans un pays ou une localité donnés, ayant une race, une religion, une langue et des traditions qui leur sont propres, et unies par l'identité de cette race, de cette religion, de cette langue et de ces traditions dans un sentiment de solidarité à l'effet de conserver leurs traditions, de maintenir leur culture, d'assurer l'instruction et l'éducation de leurs enfants conformément au génie de leur race et de s'assister mutuellement. »
Réduire la communauté au cours du processus électoral à sa dimension restreinte d'appartenance religieuse au sens confessionnel étroit (maronite, orthodoxe, chiite, druze, sunnite, etc.), c'est inverser le processus démocratique de séparation entre la religion et l'État, et risquer à terme de faire évoluer le système politique vers l'équivalent d'une wilayat al-faqih dans chacune des communautés ! Or, l'article 27 de la Constitution est fort explicite : « Le membre du Parlement représente la nation dans son ensemble... »
La liberté de croyance
3. Le caractère absolu de la liberté de croyance. En limitant la notion de communauté à sa dimension de foi religieuse, le projet orthodoxe viole l'article 9 de la Constitution : « La liberté de croyance est absolue... » Il en découle qu'il faudra, en cas d'adoption du projet, aménager un espace public neutre d'une communauté de droit commun pour ceux qui n'entendent pas appartenir à une confession déterminée. Et lui désigner un ou plusieurs députés, sous peine de créer une inégalité devant la loi.
4. Le poids inégalitaire du vote communautaire. La jurisprudence constitutionnelle constante exige que le vote de chaque électeur aie le même poids. Il n'est pas légitime qu'un électeur vote pour deux candidats dans une circonscription, alors que l'électeur dans une autre circonscription vote pour huit candidats.
Dans le cas du projet orthodoxe, l'électeur orthodoxe ou protestant... aura un poids de vote bien moindre que l'électeur maronite, sunnite, chiite... Le problème se poserait différemment s'il s'agit d'un sénat communautaire où le poids du vote est par nature égalitaire.
5. La parité (munâsafa) islamo-chrétienne (articles 24 et 95). Le principe de la parité, qui revêt une dimension nationale, liée au pacte de coexistence et plus largement au patrimoine libanais et au message du Liban, devient injustifié quand la représentation devient exclusivement communautaire.
Quand le député maronite représente la communauté et toute la nation, par son origine électorale, son appartenance à un parti, ou une alliance ou un courant politique, la parité est alors justifiée parce qu'elle est à la fois communautaire et politique, au sens de la polis, cité. Mais quand l'élu est exclusivement représentatif de sa communauté, c'est alors un problème, à courte ou moyenne échéance, de recensement démographique-communautaire !
Appartenance communautaire et représentativité
Et le constitutionnaliste susmentionné de conclure en renvoyant à la réalité de la représentation effective chrétienne. Pour lui, et en substance, depuis le printemps de Beyrouth en 2005, il n'y a pas de problème majeur de représentativité « chrétienne » au Parlement. Certes, parmi les 64 députés aux sièges des chrétiens (on ne dit pas « députés chrétiens »), plusieurs sont élus par une majorité d'électeurs musulmans. Mais que recherchent les communautés chrétiennes ? Un appui de nature religieuse ou un soutien politique à une politique de souveraineté ? Or des députés aux sièges musulmans (et on ne dit pas « députés musulmans ») clament aujourd'hui « Liban d'abord » et défendent l'indépendance au risque de leur vie. En fait, le problème de la représentativité aux sièges chrétiens pourrait être amplifié à dessein pour détourner l'attention de communautés chrétiennes des alliances contre-nature engagées par des personnalités politiques chrétiennes avec des organisations subordonnées à des stratégies étrangères.
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