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Par Fady NOUN | 23/04/2012
Michel Eddé en compagnie du mufti de Tripoli Malek Chaar et du conseiller de Saad Hariri, Mohammad Sammak.
CONFÉRENCE Plaidoyer passionné de Michel Eddé pour le système de représentation politique libanais.
Comment faire vivre musulmans et chrétiens dans l'harmonie d'une même société, aussi bien quand la religion dominante est la religion musulmane, comme c'est le cas dans les pays arabes, que dans le cas contraire, comme c'est le cas en Europe ?
Cette vaste et redoutable question était au centre de la conférence donnée mercredi soir par le président de la Fondation maronite dans le monde, Michel Eddé, au Centre islamique de la mosquée Aïcha Bakkar, devant une pléiade de personnalités religieuses et politiques de tous horizons.
Mutation démographique du monde, au cours du siècle dernier, tensions islamo-chrétiennes en Orient et en Occident, érosion de la pratique démocratique dans les sociétés culturellement hétérogènes, place du modèle libanais sur cette mappemonde conflictuelle, notamment par opposition au modèle racial israélien, sont les grands thèmes abordés au cours d'un exposé que Michel Eddé a voulu comme un plaidoyer passionné pour le modèle de représentation politique libanais.
Révolution démographique
Avec sa complexité et ses tensions, le monde où nous vivons est le résultat d'une révolution démographique et économique survenue au cours du siècle dernier, commence le conférencier, qui fait parler les chiffres. En 1936, à l'avènement du roi Farouk, les Égyptiens étaient 6 millions. En 1954, à l'arrivée de Nasser, ils étaient 17 millions. Ils sont aujourd'hui plus de 83 millions. Autre exemple : la Turquie comptait 9 millions d'habitants au lendemain de la Première Guerre mondiale, elle en compte aujourd'hui 80 millions. Des chiffres sensiblement égaux marquent aussi la progression démographique de l'Iran : de 5 millions dans les années 1900 à plus de 80 millions aujourd'hui. Que dire de l'Indonésie, du Pakistan et d'autres pays musulmans.
Un rapport global reflète cette progression. Il y a un peu plus d'un siècle, les musulmans dans le monde étaient estimés à 120 millions. Ils sont aujourd'hui 1,3 milliard. Ils seront plus de 2 milliards dans 20 ans, si le taux de natalité reste le même.
Parallèlement, les chiffres de la population des pays européens, jadis à 100 % catholiques, baissent dramatiquement, alors que la composition de ces sociétés homogènes subit une transformation radicale.
En 1800, la population totale de la France était estimée à 32 millions de personnes, toutes catholiques. Aujourd'hui, 200 ans plus tard, elle est à 65 millions, dont près de 7 millions de musulmans (10 % de la population totale).
Cette progression insignifiante est due à la baisse dramatique du taux de natalité, doublé d'une désaffection croissante à l'égard de la nuptialité. Il suffit de comparer les deux taux de progression démographique en Égypte et en France, pour mesurer l'écart qui les marque.
Du reste, les minorités musulmanes augmentent dans tous les pays d'Europe, en raison du besoin de main-d'œuvre, de cadres et de techniciens étrangers, relève le conférencier. Il s'agit là, précise-t-il, d'une évolution naturelle liée à la mondialisation des échanges économiques et au développement des communications.
Inquiétude grandissante
Cette situation, souligne-t-il encore, est une source d'inquiétude grandissante dans tous les pays occidentaux : en France, en Allemagne, en Hollande, en Grande-Bretagne, en Suisse, dans les pays scandinaves, etc. Dans tous ces pays, l'intégration des musulmans fait problème. Les tensions grandissent entre la population d'origine et les nouveaux venus, au point que le processus démocratique lui-même a commencé à régresser , à devenir plus « sélectif », avec l'apparition de citoyens de « seconde classe » qui ne jouissent de leurs pleins droits que de façon théorique, mais contre lesquels de réelles discriminations s'exercent, aussi bien sur le plan économique que social et politique. Discrimination à l'embauche et à la mobilité sociale, discrimination au logement, discrimination à la représentation politique.
Contraste
La crise est particulièrement grave en France, assure le conférencier, où les 7 millions de Français musulmans ne jouissent pas d'une présence effective, correspondant à leur importance, ni dans l'administration, ni au sein du commandement militaire, ni au niveau des préfets, à l'exception des deux ou trois ministres nommés par le président Nicolas Sarkozy. Et ce alors même que, à titre non restrictif, dès la guerre de la France contre la Prusse, en 1870, des Algériens musulmans tombent pour la France et que le monument aux morts du Trocadéro, illustrant les martyrs de la Première Guerre mondiale, abrite les restes de cinq soldats, dont deux musulmans.
En contraste, l'accueil réservé en France aux juifs venus de l'Union soviétique, de Pologne ou d'ailleurs n'en ressort que plus vivement. Le déficit démocratique se reflète aussi dans la campagne entreprise dans certains milieux français, dans le but de charger l'identité française et la marquer de façon presque raciste, face aux musulmans et à l'islam. Ainsi, selon un sondage récent en France, 41 % des Français sont hostiles à la construction de nouvelles mosquées en France. Ce sondage est indicatif d'une montée générale de l'islamophobie dans d'autres pays d'Europe aussi, comme en Hollande et en Suisse.
L'intolérance
Le spectacle n'est pas plus brillant en face, dans les sociétés où l'islam est majoritaire et où les chrétiens sont en minorité. Que ce soit en Irak, en Égypte ou au Nigeria, les exemples d'intolérance à l'égard des minorités chrétiennes se sont multipliés durant les dernières décennies. En Malaisie, un chrétien n'a même pas le droit de prononcer le mot « Allah ». Que dire de ce qui se passe en Indonésie ou au Pakistan ?
Pourtant, l'apport chrétien à la civilisation musulmane est considérable, souligne le conférencier, et l'exemple du Machrek arabe l'illustre abondamment. Ainsi, les chrétiens jouent un rôle essentiel dans la première Nahda arabe du IXe au XIe siècle et transmettent aux arabophones le patrimoine philosophique et scientifique grec ; ils sont à nouveau à l'origine de la seconde Nahda, au XVIIIIe siècle. Ils sont là pour faire face à la puissance ottomane et sont à la pointe de la lutte contre le sionisme. Ainsi, le quotidien égyptien al-Ahram des frères Béchara et Salim Takla est le seul quotidien arabe à proposer une réflexion critique sur les résolutions du premier congrès sioniste de Bâle en 1897.
Sociétés culturellement hétérogènes
Ces données conduisent Michel Eddé à une réflexion sur la pratique démocratique. Son constat est le suivant : la représentation majoritaire et le principe de l'alternance au pouvoir qui ont assuré la démocratie dans les sociétés culturellement et religieusement homogènes ne l'assurent plus dans les sociétés culturellement et religieusement hétérogènes. À la limite, la représentation majoritaire rejoint les régimes dictatoriaux dans l'imposition d'un modèle de conduite uniforme. Il faut donc innover et trouver d'autres formules mieux adaptées au pluralisme culturel, religieux ou ethnique.
Cette réflexion va conduire le conférencier à reprendre la célèbre formule forgée par Jean-Paul II : « Le Liban est plus qu'un pays, c'est un message », pour souligner que ce message n'est autre que la convivialité et son incarnation politique.
« Notre régime parlementaire, précise Michel Eddé, repose sur des bases différentes de celles qui existent dans les démocraties occidentales où les sociétés étaient homogènes. »
La représentation des communautés religieuses au sein du pouvoir politique est loin d'être la cause de tous les maux du Liban, plaide Michel Eddé. Bien au contraire, « le Liban est le seul pays arabe dont la Constitution ne précise pas quelle doit être la religion du chef de l'État et où le chef de l'État chrétien gouverne aussi bien les chrétiens que les musulmans, et le président de la Chambre et le Premier ministre sont des musulmans dont l'autorité s'exerce aussi bien sur des musulmans que sur des chrétiens ».
« La particularité libanaise, sa spécificité est notre vivre en commun entre musulmans et chrétiens, enchaîne le conférencier. L'hétérogénéité religieuse est à la base de notre société, avant même que cet espace géographique ne se constitue en État moderne, et les Libanais ont forgé un système politique particulier dont le caractère démocratique se reflète dans son modèle représentatif. »
Reconnaissance du droit à la différence
« Cette représentation équilibrée des familles religieuses libanaises est née d'un souci démocratique. Elle consacre la reconnaissance politique, constitutionnelle, du droit à la différence et du respect et de l'acceptation de l'autre dans son altérité », assure Michel Eddé.
Ce n'est pas ce système qui est à l'origine des maux du Liban. Les épreuves du Liban depuis 1842 jusqu'à la guerre de 1975-1990, en passant par 1860 et 1958, sont dues essentiellement à des facteurs étrangers, sans exclure la responsabilité des forces politiques locales qui se sont permises de capitaliser sur l'étranger ou de se considérer comme des prolongements de puissances étrangères.
Michel Eddé fait remonter ce modèle politique au régime de la Moutassarrifiya (1860), quand le Liban fut doté d'une commission administrative où toutes les communautés étaient représentées, d'abord à égalité, indépendamment de leur importance numérique, même si de légères modifications y furent apportées par la suite, avec plus de représentativité aux maronites et aux druzes.
« Il y avait donc une intention claire d'empêcher une communauté de dominer les autres ou de les éliminer, souligne M. Eddé. C'est ce même souci qui a présidé à la Constitution du 23 mai 1926, alors même que la supériorité numérique des chrétiens, à l'époque, leur aurait permis d'imposer leur loi aux autres communautés. C'est également ce même principe qui a triomphé quand le patriarche Nasrallah Sfeir a donné son aval à l'accord de Taëf, qui a consacré le principe de la parité islamo-chrétienne au Parlement, indépendamment de l'importance numérique de chaque communauté.
Refus d'un foyer national chrétien
Michel Eddé revient ensuite sur le rôle joué par le patriarche Hoyeck qui, en refusant que les quatre cazas du Liban de 1860 (Tripoli et Koura, Akkar, la Békaa, Baalbeck et Rachaya), soient détachés du Grand Liban, récuse la création d'un foyer national chrétien au Liban analogue au « foyer national juif ». « C'est, affirme Michel Eddé, la première résistance libanaise historique au projet du foyer national juif sioniste en Palestine. »
Ayant fondé et justifié historiquement et constitutionnellement le modèle libanais, et montré comment, de l'imam Moussa Sadr à Rafic Hariri, en passant par l'imam Mohammad Mehdi Chamseddine et Riad el-Solh, les communautés musulmanes y ont adhéré, Michel Eddé ne se prive pas, ensuite, de durement critiquer la manière dont il est aujourd'hui dénaturé par la classe politique libanaise.
Et de conclure : « Les erreurs, les lacunes qui marquent notre régime ne doivent pas être attribuées, par principe, à nos choix démocratiques reposant sur la représentation politique équilibrée et libre des diverses familles spirituelles, et qui se veut hostile à toute forme d'hégémonie d'une composante religieuse sur l'autre. »
« Il est donc inimaginable que les Libanais se laissent entraîner à demander l'abolition de ce qu'on nomme, par réductionnisme, le "confessionnalisme politique", au profit d'un régime politique qui rendrait service à l'entité sioniste, tournant ainsi le dos à leur Liban qui pourrait se transformer alors, à Dieu ne plaise, en tout autre chose. »
JTK = Envoyé de mon iPad.