Jean-François Colosimo : «Les chrétiens d'Orient sont un peuple errant et persécuté»
FIGAROVOX/GRAND ENTRETIEN - Alors que la coalition internationale poursuit ses frappes contre l'Etat Islamique, Jean-François Colosimo décrypte la longue agonie des Chrétiens d'Orient dans son livre Les Hommes en trop.
Jean-François Colosimo est écrivain et essayiste. Président du Centre national du livre de 2010 à 2013, il dirige désormais les éditions du Cerf. Son dernier livre, Les Hommes en trop, la malédiction des chrétiens d'Orient, est paru début septembre.
FigaroVox: La France est en guerre contre l'Etat Islamique, qui persécute les minorités chrétiennes. Le sort des Chrétiens d'Orient a-t-il joué dans la décision de cette intervention?
Jean-François COLOSIMO: Il est clair que la situation des chrétiens d'Orient en Irak est désastreuse. Pour le christianisme, l'ancienne Mésopotamie, la terre d'Abraham, est perdue. Soyons clairs: il restera des Chrétiens en Irak, mais ils n'auront plus la taille critique suffisante pour entraîner le mouvement de diversité et de sécularisation nécessaire aux sociétés qui risquent de s'uniformiser dans le fanatisme. De plus, les Chrétiens de Syrie connaissent un destin similaire à celui de leurs semblables irakiens, et empruntent à leur tour le chemin de l'exil via le Liban, la Jordanie et la Turquie.
Les Chrétiens sont persécutés depuis 10 ans en Irak, et souffrent depuis 3 ans en Syrie, sans que cela ait provoqué le moindre engagement militaire d'un quelconque pays occidental. Les décapitations récentes de journalistes américains, toutefois, ont placé Barack Obama devant la nécessité absolue d'un réengagement militaire dans la région. Les Etats-Unis, désormais sur la voie de l'indépendance énergétique grâce aux gaz et aux huiles de schiste, n'ont cependant plus aucun intérêt à être présents sur le terrain. Le but de la conférence de Paris était donc de rassembler une coalition supplétive dans le cadre d'une intervention au Moyen-Orient.
Les chrétiens n'ont donc guère pesé dans cette prise de décision, sinon les grandes puissances auraient agi plus tôt et autrement. On peut par exemple regretter que deux des forces les plus intimement liées au devenir de la région, la Russie et l'Iran, quoiqu'il en soit des régimes en place, n'aient pas été associées à cette initiative. Enfin, et en dépit de la volonté affichée de réunir une coalition qui ne serait pas qu'occidentale, l'Orient y participe donc très peu. La France est ici suiviste: elle a accepté et endossé la ligne pro-sunnite qui est celle des Etats-Unis, et ne fait pas preuve de l'intelligence diplomatique dont elle a pourtant les moyens. Elle renonce, de plus, à son rôle historique de protecteur des Chrétiens d'Orient.
Sait-on quel est le sort des Chrétiens d'Irak et de Syrie dans le désordre du conflit?
La montée de l'islamisme a réussi à provoquer l'exode des chrétiens orientaux qui, pendant des siècles, avaient su résister aux invasions, aux empires, aux colonisations et aux décolonisations. Ils n'avaient jusqu'ici pas fui, malgré les événements terribles du XXème siècle: le génocide arménien de 1915, les massacres des Assyriens pendant la Première Guerre mondiale, les déportations de Grecs de Turquie. L'invasion américaine de l'Irak, en 2003, à la suite du 11 septembre, restera comme la date fatidique de ce tournant, la politique de Washington ayant précipité cette catastrophe.
Ainsi, les Chrétiens d'Orient sont aujourd'hui un peuple errant. On peut considérer que des dizaines de millions d'entre eux ne vivent plus, au Moyen-Orient, là où leurs ancêtres ont vécu, et ont été condamnés au départ au cours du siècle écoulé. Cette dispersion s'est accélérée depuis une décennie. Au total, on compte aujourd'hui un nombre écrasant de chrétiens parmi les 2 millions de réfugiés partis d'Irak et de Syrie vers la Turquie, le Liban, et la Jordanie. La Turquie, qui a maltraité ses propres minorités chrétiennes au point qu'elles sont aujourd'hui quasiment éteintes, est obligée d'accepter à nouveau, d'un mauvais œil, ces flots de réfugiés. Quant au Liban et à la Jordanie, ces deux pays sont instables. On peut donc prévoir de nouveaux malheurs pour les chrétiens réfugiés. Il faut également prendre en compte les présents 10 millions de déplacés, entre l'Irak et la Syrie, pour comprendre la fragilité de ces communautés.
Ces données, auxquelles s'ajoute l'exode silencieux en temps de paix, consécutif à un état de violence latent comme en Egypte, montrent que la présence de Chrétiens est menacée, sur la terre même où le christianisme est né.
Symboliquement, que représente Mossoul dans l'imaginaire chrétien?
A Mossoul, et contrairement à l'idée répandue, la présence de chrétiens est récente: elle date d' un à deux siècles. Chassés, poursuivis et massacrés au tournant des XIX-XXe siècles, puis au tournant de l'an 2000, les Assyro- Chaldéens et les Syriaques se sont regroupés peu à peu dans le nord de l'Irak.
Georges W. Bush, prenant acte de cette concentration, souhaitait créer une sorte de Bantoustan chrétien autour de l'ancienne Ninive. Un tel projet montre l'incompréhension des leaders occidentaux des réalités du Moyen-Orient: ce territoire, encadré de barbelés, outre qu'il aurait coupé les chrétiens de leur lieu naturel et légitime de vie, se serait rapidement transformé un en immense charnier. Benoît XVI lui-même s'est donc insurgé contre cette idée et a bloqué sa mise en œuvre.
Mossoul représente donc une étape de plus dans l'exode des Chrétiens ; cependant, ces lieux, ces étapes cèdent les unes après les autres devant l'avancée de l'Etat Islamique. Da'ech utilise d'ailleurs les images de la fuite des populations pour alimenter une logique de terreur médiatique.
Les Chrétiens d'Orient, pour l'Etat Islamique, sont-ils une cible prioritaire, ou une victime collatérale de la guerre?
Durant l'invasion de 2003, l'armée américaine a soutenu le prosélytisme évangélique au sein des populations irakiennes. Les chrétiens d'Orient sont donc redevenus, dans l'imaginaire arabo-musulman, la 5ème colonne des puissances occidentales, lesquelles n'existeraient de surcroît, toujours dans cet imaginaire, que pour opprimer l'Islam. Avant même la création de Da'ech, Al-Qaïda avait donc posé comme cible prioritaire de la purification de l'Irak les Chrétiens, alliés, selon les djihadistes, des Etats-Unis.
L'islamisme veut éradiquer tout ce qui diffère de sa vision du monde. Aujourd'hui, de plus, le massacre des Chrétiens est un message clair de Da'ech aux minorités et aux musulmans d'Irak: la soumission à l'Etat Islamique est la seule voie possible pour rester en vie. Ceux qui résistent, ne serait-ce que spirituellement comme les chrétiens, seront éradiqués.
En quoi la France a-t-elle un rôle particulier à jouer pour les Chrétiens d'Orient? Quels liens particuliers avons-nous avec eux?
C'est une longue histoire, qui remonte à Saint Louis, aux croisades, lorsque le royaume de France s'est mis au service de la papauté comme garant de la chrétienté. Au XVème siècle, Rome rattache des pans entiers dues christianismes orientaux sous sa juridiction: la monarchie française devient alors naturellement la protectrice des chrétiens d'Orient qui font ce choix en abandonnant l'orthodoxie. Enfin, à partir de Louis XIV, la France investit l'Empire ottoman, y établit des comptoirs marchands et utilise ces communautés comme un levier d'influence.
Cette politique est ensuite réactivée sous Napoléon III, mais se confronte à la Russie qui se veut pour sa part la protectice des chrétiens orientaux orthodoxes. L'élément déclencheur de la guerre de Crimée est ainsi l'affrontement entre des moines franciscains et grecs à Bethléem. Cette logique se perpétue sous la République, sans caractère religieux toutefois: les accords Sykes-Picot, à l'issue de la Première Guerre mondiale, confèrent à la France un mandat sur certains territoires au Moyen-Orient. Ce qui explique, par exemple, la force des liens entre la France et le Liban jusque dans les années 1980, quand Paris commencera à se retirer de la région. La francophonie est jusqu'alors florissante, et les élites locales ne cessent d'attendre de l'aide, du soutien de la France, patrie des droits de l'homme. Depuis, cette attente, cette confiance ont disparues: ces Etats se tournent vers la Russie, aujourd'hui plus proche d'eux, en ce qu'elle continue à jouer de son influence.
Votre livre s'intitule Les Hommes en trop. Pouvez-vous nous expliquer quelle est la «malédiction des Chrétiens d'Orient» que vous citez en sous-titre?
Les chrétiens d'Orient sont des hommes en trop, d'abord pour le monde musulman, pris de convulsions identitaires, et sombrant peu à peu dans l'islamisme ; ensuite pour l'Europe sécularisée, soucieuse d'oublier ses racines, car ils rappellent, par leur simple existence, que le christianisme est originellement une religion orientale tandis que l'idéologie humanitaire dominante, qui se veut dégagée de tout particularisme rechigne de surcroît à aider spécifiquement les chrétiens d'Orient, ce qui permet d'évacuer une forme de culpabilité historique.
La malédiction qui les poursuit depuis des siècles s'est en effet concrétisée au XXe siècle par l'absence de soutien des grandes puissances européennes. En 1915, les Arméniens, prêts à se reconstruire en nation, sont abandonnés par les Russes ; en 1921, les Grecs, qui souhaitent reconquérir leurs territoires ancestraux sont trahis par les Français ; en 1932, les Assyriens, révoltés, sont lâchés par les Britanniques. Cette malédiction se retrouve aujourd'hui encore: jamais l'Union Européenne n'a fait du statut des minorités en Turquie, à commencer par les chrétiennes, mais pas seulement, un critère décisif pour l'entrée d'Ankara dans l'Union. Leur sort importe peu, semble-t-il.
Votre livre décrit le long déclin des Chrétiens d'Orient au cours du XXème siècle, débuté par la dissolution de l'Empire Ottoman et précipité aujourd'hui par l'Etat Islamique. Les interventions américaines de 1991 et 2003 ont-elles précipité cette déstabilisation du Moyen-Orient? Les Etats-Unis ont-ils joué à l'apprenti sorcier dans cette région sans la connaître, au détriment des chrétiens sur place?
Les Etats-Unis se sont montrés aveugles sur les réalités complexes de l'Orient. En choisissant de soutenir l'Arabie Saoudite, les Emirats, le Qatar, donc les Frères musulmans et les Salafistes, comme on l'a vu en Egypte, le camp occidental a fait le choix du monde sunnite, alors que la réforme de l'Islam ne pourra venir que du chiisme. Les chrétiens d'Orient, bien que divisés, choisissent de plus en plus de soutenir le monde chiite ; en Syrie, ils soutiennent les alaouites, proches des chiites ; les seuls lieux où ils peuvent se réfugier, en Irak, sont les territoires chiites ; à Téhéran, à la différence de Ryad, ils bénéficient d'une certaine liberté de culte inhérente à la tradition chiite. Ce qui n'implique pas, évidemment, de mésestimer les problèmes propres au chiisme.
L'Occident, suivant la doctrine états-unienne, a néanmoins fait une terrible erreur en soutenant la pointe extrême du sunnisme qui doit désormais faire face à son Golem.
Vous dites également que la disparition des Chrétiens d'Orient marque la fin de notre «humanité historique». Qu'entendez-vous par là?
L'effacement des Chrétiens d'Orient est un signe précurseur de l'avancée de la mondialisation, qui propose une humanité abstraite et déracinée. Cette logique s'inscrit dans une post-histoire, et propose un modèle unique la logique consumériste.
Cependant, je constate que plus ce mouvement unificateur progresse, plus les populations, en réaction à cette abstraction forcée se tournent vers l'élément le plus fort de leur socle identitaire: leur religion. La mondialisation regroupe donc en son sein deux mouvements: d'une part, une unification autour du concept du marché global ; et d'autre part, une explosion des conflits entre des identités qui défendent leur spécificité, souvent regroupées autour d'une reconstruction aberrante de leur identité confessionnelle.
La disparition des Chrétiens d'Orient, symboliquement, signifie également l'amnésie volontaire de l'Occident, qui refuse d'accepter ses origines, et se lance ainsi à bras ouverts dans le mouvement d'uniformisation de la mondialisation. Ces minorités sont gênantes, car elles forment un trait d'union entre l'Orient et l'Occident, et ne rentrent ainsi pas dans le moule manichéen de la mondialisation.
Le grand clivage actuel n'est donc pas entre le nord et le sud, les libéraux et les conservateurs ou la droite et la gauche, mais entre ceux qui pensent que l'homme n'est pas libre de sa propre histoire et qu'il doit se souvenir de ses origines, et ceux qui pensent que l'humanité peut se réinventer, que chaque individu est son propre maître, absolu, et qu'il peut se donner sa propre définition sans lien historique.
A l'échelle du Moyen-Orient, la disparition des Chrétiens annonce la fin de ce qu'ils représentaient: la différence, le tiers absolu, la puissance de sécularisation dans le politique. Les musulmans modérés, réformateurs, perdront donc un allié de poids avec leur effacement. Et nous-mêmes, une grande partie de notre propension à penser que nous incarnons la morale.
Envoyé de mon Ipad