Le pape François, l'islam et les musulmans (3)
Sous le titre « Les points d'Evangelii Gaudium qu'il est nécessaire de clarifier, le Père jésuite égyptien Samir Khalil Samir, islamologue de première importance, a publié en anglais sur le blogue Asia News, une contribution au débat sur quelques points de débat relatif à l'exhortation apostolique Evangelii Gaudium du pape François, que nous avons déjà abordé ici et là. Une traduction française a paru sur le blogue Chiesa de Sandro Magister le 30 décembre. Le prêtre égyptien aborde ici les points forts mais aussi les limites du texte pontifical. En voici les principaux extraits.
1. Les musulmans « adorent avec nous un Dieu unique, miséricordieux » (n° 252)
Je prendrais cette phrase avec prudence. Il est vrai que les musulmans adorent un Dieu unique et miséricordieux. Mais cette phrase donne à penser que les deux conceptions de Dieu sont identiques. Au contraire, dans le christianisme, Dieu est Trinité dans son essence, pluralité unie par l'amour. Il est un peu plus que la clémence et la miséricorde seules. Nous avons deux conceptions de l'unicité divine qui sont assez différentes l'une de l'autre. Celle des musulmans caractérise Dieu comme inaccessible. La conception chrétienne de l'unicité trinitaire souligne que Dieu est Amour qui se communique : Père-Fils-Esprit, ou bien Aimant-Aimé-Amour, comme le suggérait saint Augustin.
Mais, d'autre part, que signifie la miséricorde du Dieu musulman ? Qu'Il est miséricordieux envers qui Il veut et pas envers qui il ne veut pas. « Dieu fait entrer dans Sa miséricorde qui Il veut » (Coran 48:25). Ces expressions se trouvent de manière presque littérale dans l'Ancien Testament (Exode 33:19). Mais il n'est jamais question de dire que « Dieu est Amour » (1 Jn 4:16), pour reprendre l'expression de saint Jean.
La miséricorde, dans le cas de l'islam, est celle du riche qui se penche vers le pauvre et lui concède quelque chose. Mais le Dieu des chrétiens est Celui qui descend vers le pauvre pour l'élever jusqu'à son propre niveau ; il ne montre pas sa richesse dans le but d'être respecté (ou craint) par le pauvre : il se donne lui-même afin de faire vivre le pauvre.
2. « Les écrits sacrés de l'Islam gardent une partie des enseignements chrétiens » (n° 252)
C'est vrai en un certain sens, mais cela peut aussi être ambigu. Il est vrai que les musulmans reprennent des termes ou des faits qui sont présents dans les évangiles canoniques ; par exemple le récit de l'Annonciation se retrouve presque littéralement aux chapitres 3 (la famille d'Imran) et 19 (Mariam).
Cependant le Coran s'inspire plus fréquemment des pieux récits contenus dans les Évangiles apocryphes ; les musulmans n'en tirent pas le sens théologique qui s'y trouve et ils ne donnent pas à ces faits ou termes le sens que ceux-ci ont en réalité, non pas par méchanceté, mais parce qu'ils n'ont pas la vision d'ensemble du message chrétien.
3. La personne du Christ dans le Coran et dans l'Évangile (n° 252)
Le Coran se réfère à « Jésus et Marie [qui] font l'objet d'une profonde vénération ». À vrai dire, Jésus ne fait pas l'objet d'une vénération dans la tradition musulmane. En revanche, en ce qui concerne Marie, on peut parler d'une vénération, en particulier de la part des femmes musulmanes, qui se rendent volontiers sur les lieux de pèlerinage mariaux.
L'absence de vénération pour Jésus-Christ s'explique probablement par le fait que, dans le Coran, Jésus est un grand prophète, célèbre pour ses miracles en faveur de l'humanité pauvre et malade, mais il n'est pas semblable à Mahomet. Il n'y a que chez certains mystiques, ceux qui l'appellent « Esprit de Dieu », que l'on puisse trouver une certaine dévotion. En réalité, tout ce qui est dit à propos de Jésus dans le Coran est à l'opposé des enseignements chrétiens. Il n'est pas Fils de Dieu : c'est un prophète, un point c'est tout. Il n'est même pas le dernier des prophètes parce que le « sceau des prophètes » est au contraire Mahomet (Coran 33:40). La révélation chrétienne est seulement considérée comme une étape vers la révélation ultime, apportée par Mahomet, c'est-à-dire l'Islam.
4. Le Coran s'oppose à tous les dogmes chrétiens fondamentaux
La figure du Christ en tant que deuxième personne de la Trinité est condamnée. Dans le Coran, il est dit de manière explicite aux chrétiens : « Ô Gens du Livre, n'exagérez pas dans votre religion et ne dites rien d'autre que la vérité à propos de Dieu. Le Messie Jésus, fils de Marie, n'est qu'un messager de Dieu, Sa parole qu'Il envoya à Marie, un souffle de vie [émanant] de Lui. Croyez donc en Dieu et en Ses messagers. Ne dites pas "Trois", arrêtez ! Cela vaudra mieux pour vous. En vérité, Dieu est un dieu unique. Il est trop glorieux pour avoir un enfant » (Coran 4:171). Les versets contre la Trinité sont très clairs et ils n'ont pas besoin de beaucoup d'interprétations.
Le Coran nie la divinité du Christ : «Ô Jésus, fils de Marie, est-ce toi qui as dit aux gens : "Prenez moi, ainsi que ma mère, comme deux divinités en dehors de Dieu" ? » (Coran 5:116). Et Jésus le nie !
Enfin, la rédemption est niée dans le Coran. Celui-ci va jusqu'à affirmer que Jésus-Christ n'est pas mort en croix, mais que c'est un sosie qui a été crucifié : « Ils ne l'ont pas tué, ils ne l'ont pas crucifié, ce n'était qu'un faux-semblant » (Coran 4:157). De cette manière Dieu a sauvé Jésus de la méchanceté des Juifs. Mais dès lors le Christ n'a pas sauvé le monde !
En somme, le Coran et les musulmans nient les dogmes essentiels du christianisme : la Trinité, l'Incarnation et la Rédemption. Il convient d'ajouter que c'est leur droit le plus absolu ! Mais alors on ne peut pas dire que « Les textes sacrés de l'Islam conservent une partie des enseignements chrétiens ». Il faut simplement parler du « Jésus coranique » qui n'a rien à voir avec le Jésus des Évangiles.
Le Coran cite Jésus parce qu'il prétend compléter la révélation du Christ afin de glorifier Mahomet. Du reste, lorsque l'on regarde ce que font Jésus et Marie dans le Coran, on se rend compte qu'ils ne font rien d'autre que de mettre en pratique les prières et le jeûne prescrits par le Coran. Marie est certainement la figure la plus belle de toutes celles qui sont représentées dans le Coran : elle est la Mère Vierge, qu'aucun homme n'a jamais touchée. Mais elle ne peut pas être la Théotokos ; en fait, c'est une bonne musulmane.
Les points les plus délicats
1. L'éthique dans l'Islam et dans le christianisme (252)
La dernière phrase de ce paragraphe d'Evangelii gaudium affirme, en parlant des musulmans : « Ils reconnaissent aussi la nécessité de répondre à Dieu par un engagement éthique et par la miséricorde envers les plus pauvres ». C'est vrai et la pitié envers les pauvres est une exigence de l'Islam. Cependant il y a, me semble-t-il, une double différence entre l'éthique chrétienne et l'éthique musulmane.
La première différence, c'est que l'éthique musulmane n'est pas toujours universelle. Il s'agit fréquemment de s'entraider au sein de la communauté musulmane, alors que l'obligation d'aider, dans la tradition chrétienne, est en soi universelle. On constate, par exemple, que lorsqu'une catastrophe naturelle se produit dans une région quelconque du monde, les pays de tradition chrétienne apportent leur aide sans prendre en considération la religion des bénéficiaires de l'aide, ce qui n'est pas le cas des pays musulmans richissimes (ceux de la Péninsule arabique par exemple).
La seconde différence, c'est que l'Islam lie l'éthique et la légalité. Ceux qui ne jeûnent pas pendant le mois de Ramadan commettent un délit et vont en prison (dans beaucoup de pays). S'ils observent le jeûne prévu, depuis l'aube jusqu'au coucher du soleil, c'est parfait, même si, après le coucher du soleil, ils mangent jusqu'à l'aube du jour suivant, davantage et mieux que d'habitude : « on mange ce qu'il y a de meilleur et en abondance », comme me le disaient quelques-uns de mes amis égyptiens musulmans. Il semble que le jeûne n'ait pas d'autre signification que d'obéir à la loi du jeûne elle-même. Le Ramadan devient la période de l'année où les musulmans mangent le plus et où ils mangent les plats les plus délicieux. Le lendemain, étant donné que pour manger personne n'a dormi, personne ne travaille. Cependant, d'un point de vue formel, tout le monde a jeûné pendant quelques heures. C'est une éthique légaliste : si tu fais cela, tu as agi de manière juste. Une éthique extérieure.
Le jeûne chrétien, au contraire, est quelque chose qui a comme objectif de se rapprocher du sacrifice de Jésus, de la solidarité avec les pauvres ; ce n'est pas le moment où l'on récupère ce que l'on n'a pas mangé.
Si quelqu'un applique la loi musulmane, tout est en ordre. Le fidèle ne cherche pas à aller au-delà de la loi. La justice est demandée par la loi, mais elle n'est pas dépassée. C'est pour cette raison que l'obligation de pardonner ne figure pas dans le Coran ; en revanche, dans l'Évangile, Jésus nous demande de pardonner de manière infinie (soixante-dix fois sept fois : cf. Matthieu 18, 21-22). Dans le Coran, la miséricorde n'arrive jamais jusqu'à l'amour.
La même logique s'applique à la polygamie : il est permis d'avoir jusqu'à quatre épouses. Si je veux en avoir une cinquième, il me suffit de répudier l'une de celles que j'ai déjà, probablement la plus vieille, et de prendre une épouse plus jeune. Et, puisque je continue à avoir quatre femmes seulement, je suis parfaitement dans la légalité.
Il y a aussi l'effet contraire, par exemple dans le cas de l'homosexualité. Dans toutes les religions, c'est un péché. Mais pour les musulmans, c'est également un délit qui devrait être puni de mort. Dans le christianisme, c'est un péché, mais pas un crime. Le motif est évident : l'Islam est une religion, une culture, un système social et politique ; c'est une réalité intégrale. Et il en est clairement ainsi dans le Coran. L'Évangile, au contraire, distingue clairement la dimension spirituelle et éthique de la dimension socioculturelle et politique.
La même logique s'applique également à la pureté, comme le Christ l'explique de manière claire aux Pharisiens : « Ce n'est pas ce qui entre dans la bouche qui souille l'homme, mais c'est ce qui sort de la bouche qui souille l'homme » (Mt 15, 11).
2. « Les fondamentalismes des deux parties » (n° 250 et 253)
Il y a enfin deux aspects que je voudrais critiquer. Le premier est celui dans lequel le pape met ensemble tous les fondamentalismes. Au n° 250, il est écrit : « Une attitude d'ouverture en vérité et dans l'amour doit caractériser le dialogue avec les croyants des religions non chrétiennes, malgré les divers obstacles et les difficultés, en particulier les fondamentalismes des deux parties ». L'autre aspect est la conclusion de la partie concernant les relations avec l'islam, qui se termine par la phrase suivante : « Face aux épisodes de fondamentalisme violent qui nous inquiètent, l'affection envers les vrais croyants de l'Islam doit nous porter à éviter d'odieuses généralisations, parce que le véritable Islam et une interprétation adéquate du Coran s'opposent à toute violence » (n° 253).
Personnellement, je ne placerais pas les deux fondamentalismes sur le même plan : les fondamentalistes chrétiens ne portent pas les armes ; le fondamentalisme musulman est critiqué, avant tout par les musulmans eux-mêmes, parce que ce fondamentalisme armé cherche à reproduire le modèle mahométan. Au cours de sa vie, Mahomet a fait plus de 60 fois la guerre ; dès lors, si Mahomet est un excellent modèle (comme l'affirme le Coran 33:21), il n'est pas surprenant que certains musulmans aient recours à la violence, eux aussi, à l'imitation du Fondateur de l'Islam.
3. La violence dans le Coran et dans la vie de Mahomet (n° 253)
Enfin, le pape fait allusion à la violence dans l'islam. Au paragraphe 253, on peut lire : « Le véritable Islam et une interprétation adéquate du Coran s'opposent à toute violence ».
C'est une très belle phrase et elle est l'expression d'une attitude très bienveillante du pape à l'égard de l'Islam. Cependant il me semble qu'elle exprime plutôt un désir qu'une réalité. Que la majorité des musulmans puisse être opposée à la violence, c'est certes possible. Mais affirmer que « le véritable islam s'oppose à toute violence », cela ne me paraît pas vrai : la violence est dans le Coran. Dire d'autre part qu'« une interprétation adéquate du Coran s'oppose à toute violence » nécessite beaucoup d'explications. Il suffit pour s'en convaincre de se rappeler des chapitres 2 et 9 du Coran.
Ce qui est vrai, de toute façon, c'est ce qu'affirme le souverain pontife quant au fait que l'islam doit faire l'objet d'une « interprétation adéquate ». C'est une démarche qui est pratiquée par un certain nombre de chercheurs, mais elle n'est pas suffisamment forte pour faire contrepoids à celle qui est la plus répandue. Cette minorité de chercheurs s'efforce de réinterpréter les textes coraniques qui traitent de la violence et de démontrer que les textes en question sont liés au contexte de l'Arabie de cette époque-là et qu'ils étaient dans le contexte de la vision politico-religieuse de Mahomet.
Si aujourd'hui l'islam veut rester dans cette façon de voir liée à l'époque de Mahomet, alors il y aura toujours de la violence. Mais si l'islam – et il y a un bon nombre de mystiques qui l'ont fait – veut retrouver une spiritualité profonde, alors la violence n'est pas acceptable.
L'islam se trouve devant une bifurcation : ou bien la religion est une route vers la politique et vers une société politiquement organisée, ou bien la religion est une incitation à vivre avec davantage de plénitude et d'amour.
Ceux qui critiquent l'islam à propos de la violence ne font pas une généralisation injuste et odieuse : ils mettent en évidence des questions actuelles, vivantes et sanglantes dans le monde musulman.
On comprend très bien, en Orient, que le terrorisme islamique a des motivations religieuses, avec des citations, des prières et des fatwas provenant d'imams qui poussent à la violence. Le fait est que, dans l'islam, il n'existe pas une autorité centrale qui corrigerait les manipulations. Le résultat, c'est que chaque imam se considère comme un mufti, comme une autorité nationale, qui peut émettre des jugements inspirés par le Coran jusqu'à donner l'ordre de tuer.
Conclusion : une « interprétation adéquate du Coran »
En conclusion, le point qui est véritablement important est celui de l'« interprétation adéquate ». Dans le monde musulman, le débat le plus fort – qui est également le plus interdit – est précisément celui qui porte sur l'interprétation de ce livre sacré. Les musulmans croient que le Coran est descendu sur Mahomet, complet, sous cette forme que nous connaissons. Le concept d'inspiration du texte sacré, qui ferait place à une interprétation de l'élément humain présent dans la parole de Dieu, n'existe pas.
Prenons un exemple. À l'époque où vivait Mahomet, lorsqu'il y avait des tribus qui vivaient dans le désert, la peine qui était infligée à un voleur consistait à lui couper la main. À quoi cela servait-il ? Quel était l'objectif de cette peine ? C'était de ne pas permettre au voleur de recommencer à voler. Alors nous devons nous interroger : par quel moyen pouvons-nous, aujourd'hui, conserver cet objectif, c'est-à-dire de faire en sorte que le voleur ne recommence pas à voler ? Pouvons-nous utiliser d'autres méthodes que celle qui consiste à couper la main ?
Aujourd'hui, toutes les religions sont confrontées à ce problème : comment réinterpréter le texte sacré, qui a une valeur éternelle, mais qui remonte à plusieurs siècles ou millénaires ?
Lorsque je rencontre des amis musulmans, je mets en lumière le fait que, à notre époque, il est nécessaire de se poser des questions à propos de « l'objectif » (maqased) qu'avaient les indications données dans le Coran. Les théologiens et les juristes musulmans disent qu'il faut rechercher les « objectifs de la Loi divine » (maqāsid al-sharī'a). Cette expression correspond à ce que l'Évangile appelle « l'esprit » du texte, par opposition à la « lettre ». Il faut rechercher l'intention du texte sacré de l'islam.
Des chercheurs musulmans relativement nombreux parlent de l'importance de découvrir « l'objectif » des textes coraniques de manière à mettre le texte coranique en adéquation avec le monde moderne. Ce qui, me semble-t-il, est très proche de ce que le Saint-Père entend suggérer lorsqu'il parle d'« une interprétation adéquate du Coran ».
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