Le président Sissi multiplie pourtant les gestes symboliques à l'égard des chrétiens.
Le site de l'église des Martyrs d'Al-Aour est déjà cerné de hauts murs. À leur sommet, des tiges en métal doivent accueillir du fil barbelé. Le chantier est à peine commencé mais le lieu a déjà l'air d'un camp retranché. À quelques dizaines de mètres, les premières maisons de ce village pauvre du gouvernorat de Minya, en Moyenne-Égypte, apparaissent. La route qui y mène longe la future église, plantée au milieu des champs verdoyants.
Pour les Égyptiens, Al-Aour est associée au massacre de 21 coptes par Daech en Libye en février dernier : 13 d'entre eux en étaient originaires. Dans la cour de l'ancienne église, une immense photographie tirée de la vidéo diffusée par Daech rappelle le drame. Une petite dizaine de policiers armés de kalachnikovs gardent l'entrée. « Je suis heureux que l'État ait décidé la construction d'une nouvelle église : nous pourrons commémorer la mémoire des martyrs, et l'ancienne église était bien trop petite », assure le P. Makkar, le prêtre du village.
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Comité de conciliation avec chrétiens et musulmans
En Égypte, la construction d'églises est soumise notamment à un décret présidentiel. Le président Sissi a autorisé la construction de l'église des Martyrs à Al-Aour juste après le massacre. Un geste contesté par des islamistes locaux dès le mois de mars. « Des musulmans venus d'autres villages ont manifesté. C'étaient surtout des jeunes peu éduqués, estime le P. Makkar. Ils disaient qu'une église était suffisante. La police est arrivée rapidement pour calmer la situation. »
Craignant que les troubles n'empirent, le gouverneur a établi un comité de conciliation réunissant notables chrétiens et musulmans. « Ils ont décidé de déplacer l'église », indique le prêtre copte-orthodoxe, qui assure ne plus avoir peur pour la sécurité des chrétiens, qui représentent presque la moitié du village. Pourquoi, alors, des murs et des barbelés ? Le P. Makkar reste vague : « Pour prévenir d'éventuels problèmes ». La présence policière l'empêchant de parler librement, difficile de savoir si les troubles se poursuivent.
Forte influence des salafistes et Frères musulmans
« Nous prions le même Dieu ! Comment un lieu de mémoire peut-il énerver autant ces gens ? », déplore Malak Choukri, frère d'un des martyrs. « Mais avec l'aide de Dieu, cette église sera construite ». L'armée est chargée du chantier, elle doit finir l'église pour le premier anniversaire du drame. Un pèlerinage y sera organisé chaque année.
Contrairement à ce qui se passe dans les grandes villes du pays, la police et l'armée sont peu présentes à la campagne et les islamistes – salafistes et Frères musulmans – y conservent une forte influence. « Ils ont attisé les frustrations des résidents locaux de ces zones pauvres. Ils leur ont dit que de plus en plus d'églises étaient construites », explique Mohamed Hamdouli. Ces derniers mois, ce dirigeant d'une ONG locale de droits de l'homme a recensé dans la région quatre incidents confessionnels aux conséquences graves.
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Deux ans presque jour pour jour après la destitution du président islamiste Mohamed Morsi par l'armée, et malgré les gestes du président Sissi, les chrétiens d'Égypte sont toujours sur le fil du rasoir. « L'État veut montrer qu'il soutient les chrétiens. Mais les autorités travaillent au cas par cas. Il n'y a aucune stratégie pour s'attaquer à la discrimination sociale : la faute supposée d'un chrétien retombe toujours sur l'ensemble de la communauté », explique Ishak Ibrahim, spécialiste des violences sectaires à l'ONG Initiative égyptienne pour les droits individuels.
Au village de Kafr Darwish
Dans le gouvernorat de Beni Suef, entre Minya et Le Caire, le village de Kafr Darwish vit toujours sous haute tension. Au mois de mai, Ayman, un jeune originaire du village qui travaille en Jordanie, postait sur son compte Facebook une image interprétée comme une insulte au prophète Mohammed. « Nous l'avons tout de suite appelé : il nous a assuré que ça ne pouvait être lui, qu'il avait perdu son portable au moment du post », indique Emad Youssef, son frère. Un comité de conciliation a été établi : la famille a dû payer 50 000 livres (5 800 €) pour des projets communs dans le village.
La famille a aussi été expulsée temporairement, sur demande de la sécurité d'État. « C'est injuste, proteste le P. Hator, prêtre copte-orthodoxe à Kafr Darwish. Chacun doit être considéré comme innocent jusqu'à preuve du contraire. L'Église a proposé de payer la somme, pas pour le crime, mais pour calmer les esprits. » Comme à Al-Aour, c'est la peur des représailles qui a fait céder les chrétiens.
Comme l'Église ne parvenait pas à réunir l'argent, des manifestants ont attaqué les maisons chrétiennes dont celle du prêtre avec des cocktails Molotov. « Ils brisent les vitres de nos voitures, volent notre bétail, ravagent nos champs », décrit-il. Plusieurs habitants auraient été blessés. Les habitants déplorent le fait que la police ne fasse rien pour arrêter les suspects des violences, apparemment connus de tous. À Kafr Darwish comme Al-Aour, l'État égyptien est encore loin d'avoir tenu ses promesses d'égalité entre chrétiens et musulmans.
Rémy Pigaglio, à Al-Aour, Kafr Darwish