Le crépuscule des chrétiens d'Orient
« Au bord des fleuves de Babylone, nous nous étions assis et nous pleurions en pensant à Sion. Aux saules de leurs rives, nous avions suspendu nos harpes ». Psaume 137.
Sébastien de Courtois, dans son ouvrage Sur les fleuves de Babylone, nous pleurions. Le crépuscule des chrétiens d'Orient, se souvient des senteurs, le long du Tigre, près des roseaux, lorsqu'il se mit à arpenter son chemin de Damas. Il songe aux vallées écartées, aux vergers luxuriants que l'on trouve dans ces zones de confluence entre la Turquie, la Syrie, l'Iran et l'Asie Centrale. Lui qui vit à Istanbul et sillonne cette région depuis toujours.
Le sort des chrétiens d'Irak et d'Orient n'intéresse personne, sauf notre auteur serait-on tenter d'affirmer, qui se bat esseulé, voix qui crie dans le désert, pour que cette cause ne devienne pas un imperceptible bruit de fond. L'Orient, berceau des trois monothéismes, apparaît comme l'épicentre de toutes les convoitises et de tous les dangers. En 2003, lors de la destitution de Saddam Hussein, les chrétiens étaient entre 1 et 1,5 millions. En mars 2016, on n'en dénombre plus que 200 à 250 000.
Comment ne pas pleurer en effet face à la décomposition de cette merveilleuse mosaïque proche-orientale riche de coptes d'Egypte, syriaques de Turquie, chaldéens d'Irak, palestiniens latins de Gaza, arméniens du Liban, maronites de la vallée de la Qadisha, melkites de Syrie, orthodoxes d'Antioche, assyro-chaldéens du Hakkâri, grecs de Constantinople, syro-malabars du Kérala… L'Orient se pense et se conjugue au pluriel. La beauté est sa pierre angulaire avec ses "villages tels des jardins d'Eden, ceux de la Bible, ses vieux quartiers à Alep, ses édifices centenaires aux mûrs épais pourvus de linteaux gravés de croix archaïques. Des citadelles de culture, des puits de connaissance disposés sous les strates de royaumes éteints".
Les 5 et 6 août 2014, la petite ville de Qaraqosh a été profanée et humiliée, les églises détruites, les manuscrits brûlés, provoquant l'exode vers le Kurdistan de 150 000 personnes fuyant cette antique province de Ninive. Notre écrivain constate la terrible précipitation des événements en Mésopotamie, en Irak, dans le berceau de nos origines : "l'Orient se recompose et les petits soldats de la haine font leur sale besogne", systématisant les pires exactions, vendant les filles dans les bazars de Mossoul, avec une surenchère particulière dans l'horreur chez les "étrangers, sans foi ni loi, ceux qui viennent du Maghreb, du Caucase et de l'Europe". Cela ressemble à s'y méprendre à un "nouveau Rwanda", avec l'exil forcé de 450 000 yazidis (dont 4 000 environ sont à ce jour aux mains de l'Etat Islamique), minorité considérée comme la lie de la société par ces musulmans fanatiques, alors que son origine remonte à la période préislamique et qu'elle fait partie intégrante de la mémoire irakienne. Notre journaliste établit un parallèle avec le massacre perpétré au Cambodge par les Khmers rouges et s'interroge : "Peut-on envisager des villes comme Bagdad, Alep ou Damas sans leurs quartiers chrétiens ? Ce qui n'était que de l'ordre de la fiction peut devenir réalité". "Nous sommes devenus des étrangers chez nous, notre passé sur cette terre ne compte plus, l'histoire en est effacée", affirment, désespérés, les habitants persécutés. Les fondamentalistes eux ne se donnent pas de limites et rêvent de prendre un jour Beyrouth, perçue comme la ville de tous les péchés, qui demeure avec Tel-Aviv, l'un des derniers "carrés de liberté". Pour combien de temps encore ?
L'histoire de la persécution des chrétiens est ancienne, permanente et ne connaît pas de répit. L'année 1915 vit par exemple le massacre des chrétiens de Mésopotamie lors du seyfo des syriaques, et fut aussi l'année du génocide arménien. "La résistance depuis des siècles à l'attraction religieuse et sociale de l'islam politique, et la survivance des chrétiens d'Orient, sont en soi un miracle". Leur résilience aux haines, massacres, tentatives d'éradication, recèle une force providentielle qui ne peut néanmoins mettre sous le boisseau une grande fragilité, démographique notamment, pour une extinction qui semble progressive et inéluctable.
De nombreux penseurs d'Orient sont désemparés face à cette situation et les chrétiens ne doivent jamais accepter qu'ils puissent être considérés comme responsables de leur propre malheur. Ils sont chez eux en Palestine car Jésus en est originaire, et le christianisme précède l'islam de plusieurs siècles. Sébastien de Courtois nous offre de minces signes d'espoir avec l'exemple du Liban qui a trouvé son équilibre institutionnel depuis 1943 entre chiites, sunnites et chrétiens, la Constitution du pays du cèdre prévoyant que le président élu soit chrétien. Avec la Jordanie où le prince Hassan affirme : "on peut démontrer que le terme "arabe" ne s'applique pas nécessairement aux musulmans et qu'il comprend une importante population chrétienne".
Notre auteur tente d'analyser les causes de cette immense tragédie qui se déroule sous nos yeux : "L'Occident a une part de responsabilité dans cette déliquescence, surtout en Irak, les sociétés orientales aussi car elles n'ont jamais pu regarder leur propre passé en face ni leurs dérives, ni même condamner les fanatismes quels qu'ils soient". Il y a, selon lui, une erreur fatale à confondre christianisme et Occident car cela sème trouble et inquiétude. L'idée même d'identifier les chrétiens d'Orient à ceux d'Occident leur est dommageable car nous Occidentaux sommes capables de nous défendre tandis qu'eux ne le peuvent pas. "Pour les extrémistes, les bombes américaines ou françaises larguées en Irak sont assimilées à des bombes "chrétiennes" destinées à tuer les musulmans, un manichéisme dont il est devenu impossible de se défaire". Nous avons, il est vrai, provoqué un certain nombre de désastres dans cette partie du monde avec nos idées de progrès, laïques et républicaines.
"Les pleutres de Bruxelles" opposent aux cris du désespoir des chrétiens d'Orient une indifférence non feinte. Cette question n'est à leurs yeux ni urgente ni universelle, manifestant ainsi un mépris et une ignorance des cultures au profit d'un universalisme, qu'il soit marxiste ou consumériste. La France quant à elle, avait, après la première guerre mondiale, hérité d'un mandat de la Société Des Nations pour protéger la Syrie tout juste sortie de la sphère turque. Notre pays, protecteur immémorial des chrétiens d'Orient, avait alors accueilli nombre d'entre eux qui fuyaient l'Anatolie et ses pourtours pour s'extirper de la soldatesque ottomane. Qu'avons nous fait de cette responsabilité historique? Pourquoi le nombre de visas octroyés à ces minorités écrasées a-t-il baissé ces derniers mois? Et l'on se prend la tête entre les mains, hanté par les lancinantes interrogations qu'un Pape polonais nous soumit en 1980 : "France, fille aînée de l'Eglise, es-tu fidèle aux promesses de ton baptême? France, éducatrice des peuples, es-tu fidèle, pour le bien de l'homme, à l'alliance scellée avec la Sagesse Eternelle?". Au contraire, notre société déresponsabilisée, normée, hyper sécurisée, embourgeoisée, grasse et bedonnante, saoulée par son orgie de consommation, obsédée par l'infantilisation de ses membres, a engendré des monstres : elle ne sait que répondre à "ces fous de Dieu devenus des loups de guerre", elle n'a pas la volonté de s'opposer à ces forces obscurantistes, esclavagistes et sexistes, que ce soit au Moyen-Orient ou sur son propre sol. Lévi-Strauss dans Tristes Tropiques, le savait : "L'humanité s'installe dans la monoculture, elle s'apprête à produire la civilisation en masse, comme la betterave". Cette civilisation déculturée qui fait naître en son sein les enfants du nihilisme.
Dans ce déchirant tableau, notre auteur cite Cioran qui définissait la notion de patrie : "On n'habite pas un pays, on habite une langue. Une patrie, c'est cela et rien d'autre", et insiste sur le désastre que serait la perte de l'araméen. Cette langue sémitique, mère du syriaque et de l'arabe, proche de l'hébreu, représente 3 000 ans d'histoire écrite. Sa disparition de Mésopotamie serait une grande régression pour la civilisation.
Et Sébastien de Courtois continue de verser encore et encore, et nous avec lui, des larmes qu'il ne sait définitivement plus contenir : "Le rire des enfants disparaît, celui des enfants rencontrés à Alqosh, ce bourg de la plaine de Ninive, près de Mossoul, où les cloches ont cessé de sonner un jour d'été brûlant".
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