Al-Azhar : un écho historique du message « Liban » ?
L'Université al-Azhar, la plus haute référence dans le monde musulman sunnite, a organisé en partenariat avec le Conseil des anciens de l'islam, un important congrès au Caire le 28 février dernier et le 1er mars courant sur le thème «Liberté, citoyenneté, diversité, intégration ». Le grand imam d'al-Azhar, le recteur Ahmad al-Tayyeb, avait souhaité que ce congrès soit l'occasion d'une réflexion en profondeur sur le vivre-ensemble entre musulmans et chrétiens, voire d'autres groupes, au sein des différents pays arabes, et au-delà.
Plus de deux cents personnalités étaient invitées, dont 55 Libanais. On a pu voir des représentants de toutes les branches de l'islam et de nombreux pays arabes (Émirats, Arabie, Irak, Jordanie, Palestine, etc.), mais aussi des représentants de toutes les Églises de l'Orient arabe, catholiques, orthodoxes et protestantes. L'Église de Rome, ainsi que la Communion anglicane et la Fédération des Églises américaines étaient éminemment représentées et ont pris la parole. Il va sans dire que l'Église d'Alexandrie, en la personne du pape Tawadros II, jouait un rôle de tout premier plan comme partenaire privilégié ; sans oublier le Conseil œcuménique des Églises à Genève, et le Conseil des Églises du Moyen-Orient.
Vu le poids et la qualité de la présence libanaise, on peut affirmer, non sans fierté, que l'ensemble du congrès dégageait un « parfum libanais », celui de ce vivre-ensemble et de la tradition du dialogue interreligieux que les Libanais ont su mettre sur pied en dépit, ou à cause, des crises politiques et de leurs outrances.
Les personnalités libanaises ont joué un rôle éminent tant dans la préparation que dans les différentes interventions : le ministre Raffoul, représentant le chef de l'État, le patriarche maronite Raï, le mufti de la République Deriane, le métropolite de Beyrouth, Mgr Audeh, l'archevêque maronite de Beyrouth, Mgr Matar, les représentants du Conseil supérieur chiite, des Hawzat de Najaf, et du Conseil supérieur druze ; mais aussi les patriarches Laham, Sako, Yazigi, l'évêque syriaque Saliba et deux de ses collègues, des prélats arméniens du catholicossat de Cilicie, les juridictions protestantes du Levant, l'ancien président Amine Gemayel et l'ancien Premier ministre Fouad Siniora, le Comité du dialogue islamo-chrétien, etc. Bref, le Liban a donné le meilleur de lui-même tant par le niveau de la représentation que par la grande qualité des interventions. De nombreux panels ont été présidés par des non-musulmans, comme Mgr Élias Audeh, ou par des femmes. Cheikha Lubna el-Qasimi, ministre émiratie de la Tolérance, ainsi que de nombreuses figures féminines, ont pris la parole.
En plus de la séance inaugurale, quatre panels se sont tenus sur quatre thèmes : la citoyenneté ; la liberté et la diversité ; les défis et les expériences acquises, ainsi que les initiatives et la participation. Durant chaque session, des musulmans et des chrétiens prirent la parole.
Une séance de clôture a été l'occasion de transmettre le message du président Aoun, de la Fédération des Églises américaines, de la Communauté Sant'Egidio de Rome, puis de proclamer, par la bouche du recteur d'al-Azhar lui-même, la déclaration finale qu'on peut qualifier d'événement historique. Il est à noter que le recteur a tenu à lire lui-même le texte, estimant qu'il s'agit d'un événement de portée religieuse universelle et non d'une simple recommandation administrative.
Cette déclaration d'al-Azhar sur la citoyenneté et le vivre-ensemble dit beaucoup et, pour certains, ne dit pas assez. Elle dit beaucoup et utilise des notions courageuses, voire inédites, sur les groupes et leur vie commune au sein du même espace. Elle ne dit probablement pas suffisamment sur l'individu lui-même. Cependant, tous les présupposés du texte pointent vers l'individu, sa dignité inaliénable parce que sacrée et ses droits fondamentaux qui ont fait l'objet de plus d'une communication et suscité de nombreux débats riches et féconds. Il est vrai qu'une référence explicite à la déclaration universelle des droits de l'homme, à l'État séculier (ou civil) ont manqué.
Ce congrès s'est voulu d'emblée un partenariat islamo-chrétien en vue de lutter contre l'extrémisme et l'instrumentalisation de la religion au service de la discrimination, de la marginalisation, de toute démarche vexatoire et surtout du terrorisme qui incendie l'Orient et le monde. La transparence des débats, la franchise et l'autocritique doivent être relevées et mises en lumière.
Tout cela fait de cette déclaration un authentique événement qu'il faut lire et analyser avec attention, car sa portée est immense. D'une part, ce texte modifie l'équilibre géostratégique au sein de l'islam sunnite lui-même qui, jusqu'à ces derniers temps, semblait avoir pour pivot le golfe Arabique. Aujourd'hui, le sunnisme montre qu'il s'articule aussi autour d'un pilier méditerranéen, celui d'al-Azhar, et de sa longue tradition intellectuelle de la « voie moyenne ». Si la lutte contre Daech et l'islam politique se fait militairement, le monde sunnite a donc proclamé sa volonté de lutter culturellement contre l'extrémisme, et ce en adoptant pour stratégie le partenariat avec les non-musulmans au sein de chaque « patrie ».
Parmi les notions et les concepts utilisés, on retiendra :
− « L'État national constitutionnel » qui revient souvent, et au pluriel, dans le texte. Certes, la référence n'est pas l'État moderne du XVIIIe siècle. Le texte enracine la légitimité de cette notion dans le pacte de Médine que le prophète Mohammad avait conclu avec les habitants de la cité de Yathrib avant de donner à cette localité son nom actuel d'al-Madina « (la Ville, la Polis, la Cité, l'Urbs). Le texte qualifie ce pacte de jadis de "constitution". Sans doute est-ce là une concession aux conservateurs musulmans qui n'acceptent pas de légitimité non enracinée dans les origines de l'islam. Néanmoins, le texte répète à souhait des notions surprenantes : « nos patries arabes » au lieu de « la patrie arabe », « nos États constitutionnels », prenant ainsi le contre-pied de la rhétorique nationaliste arabe et/ou pan-islamique.
− « Citoyenneté » et « oumma ». Le texte lie la citoyenneté à une appartenance et dit que dans une cité donnée, l'appartenance religieuse ne compte pas et que tous les citoyens « forment une seule oumma ». Un tel usage du terme oumma sur le registre politique est, en soi, un pas de géant. Cette « oumma de la cité » résonne comme la « communauté politique » dont parle Aristote pour dire l'ensemble des citoyens qui vivent ensemble en un lieu régi par la règle du droit. La déclaration d'al-Azhar, usant de la polysémie du terme oumma, lui fait quitter le registre global pour l'insérer en un lieu géographique, respectant ainsi le principe de territorialité. Le professeur Antoine Messarra, du Conseil constitutionnel, n'a pas manqué d'établir le parallèle de cette conception islamique avec la notion moderne de pluralisme juridique.
− Plus remarquable encore, l'usage de la notion « règle du droit » et non charia pour dire le mode qui régit la vie constitutionnel de cet état-cité-patrie. Ceci fournit l'occasion de proclamer que le devoir premier de « nos États » est d'assurer la protection et les droits des citoyens. C'est là que l'individu est sous-entendu sinon évoqué. Cette nécessité de protéger les citoyens est dite dans l'intérêt vital de « nos fils et de nos filles ». Le texte ne se contente pas de dire « les croyants ». De plus, insistant sur la diversité au sein de la cité, la déclaration dit clairement : « Les citoyens musulmans, chrétiens, ainsi que d'autres ». Ces « autres », qui sont-ils ?
En tout cas ils ne sont ni chrétiens ni musulmans. Ils pourraient sans doute appartenir à d'autres croyances, voire ne pas être croyants, bien que le texte ne le dise pas. Quoi qu'il en soit, il faut être malintentionné pour ne pas voir dans de telles expressions une véritable révolution culturelle.
− On comprend alors mieux l'avertissement que la déclaration d'al-Azhar lance en refusant catégoriquement le concept même de « minorité ». C'est ou la citoyenneté ou le fractionnement de la communauté politique (la communauté de la cité) en factions minoritaires.
Certes, cela n'est qu'un début. Est-ce un tournant décisif ? Non, pas encore. Il faut laisser cette déclaration se traduire dans les faits, notamment dans les programmes de formation des ulémas. Ce texte fixe le cadre de la coexistence des groupes tout en laissant la porte ouverte vers une évolution future qui verrait émerger un sujet. En l'état actuel, ce texte est plus prudemment communautaire que citoyen au sens moderne. Mais face à l'extrémisme outrancier des islamistes, il demeure une référence salutaire, non seulement pour les musulmans mais également pour les non-musulmans arabes qui, souvent, ont tendance à jouer le rôle de censeurs avant de procéder à l'autocritique de leur discours. Cette déclaration est une main tendue, il appartient aux chrétiens orientaux de la saisir et de dialoguer face à face et en toute transparence. Il leur appartient aussi d'œuvrer pour une authentique citoyenneté à la lumière de ce texte et de ne pas s'enfermer dans l'esprit minoritaire avec toutes les souffrances identitaires que cela entraîne.
Celui qui a parfaitement compris la portée de la déclaration d'al-Azhar pour la citoyenneté et le vivre-ensemble, et sa parenté avec le message du Liban, est le patriarche maronite le cardinal Béchara Raï, qui, dès son retour du Caire, a déclaré : « Il faut cesser de parler de minorités. »
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