Comment aider les chrétiens à rester en Irak ?
La Croix : Où en est la reconquête de Mossoul ? Pourquoi cause-t-elle la mort de tant de civils ?
Portrait de Louis Raphael SAKO, patriarche of Babylone. Paris (75), France. / Guillaume POLI/CIRIC
Louis Raphaël Sako : Les opérations militaires dans la partie ouest de la ville sont très compliquées. 400 000 personnes habitent dans un quartier de maisons serrées les unes contre les autres, séparées par de petites ruelles. Quand nous étions enfants à Mossoul, nous pouvions sauter d'une terrasse à l'autre ! Le quartier est donc très dense. De surcroît, les djihadistes utilisent les habitants comme boucliers humains : ils sont prêts à se suicider à n'importe quel prix, en faisant le plus de morts possible pour semer la panique, partout dans le monde.
Dans quel état se trouvent les zones déjà libérées ?
L. R. Sako : La plaine de Ninive a été presque entièrement libérée, y compris les neuf villes ou villages chrétiens. Les plus au Nord – habités surtout par des chaldéens – ont été libérés par les peshmergas kurdes. Dans deux villages – Bashiqa et Teleskof – situés dans une zone assez sûre, environ 250 familles ont commencé à revenir et à reconstruire. À Batnaya, au nord de Mossoul, 80 % des maisons sont détruites mais 300 sont intactes : les familles désireuses d'y retourner se sont fait enregistrer.
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Le problème est surtout celui du sud de la plaine de Ninive, et donc des villages syriens-catholiques. Cette zone reste contestée entre sunnites, chiites et kurdes. Estimant qu'ils ont fait beaucoup de sacrifices, les Kurdes veulent rester dans les villages qu'ils ont libérés. Idem pour les chiites… Deux jours après la libération, je suis allé rencontrer les généraux irakiens pour leur dire que les chrétiens appartiennent à cette terre, qu'elle est en quelque sorte leur « terre promise ».
Quelle proportion des déplacés et réfugiés est susceptible de regagner leurs villages ?
L. R. Sako : Parmi les chaldéens, j'estime à 80 % la part des déplacés en Irak qui souhaiteraient rentrer chez eux. À Baqofah, près de Batnaya, une quarantaine de familles ont déjà regagné leurs maisons. D'autres attendent la fin de l'année scolaire pour le faire. Les obstacles restent encore nombreux : les destructions, mais aussi la désorganisation politique. Nous n'obligeons personne à rester, mais nous craignons, si les familles ne rentrent pas, que les équilibres démographiques dans la région soient bouleversés.
Comment aider à la reconstruction ?
L. R. Sako : L'urgence est d'abord de déminer les champs et les villages, de déblayer les routes. Nous avons besoin que des organismes comme l'Œuvre d'Orient et d'autres nous aident à financer la restauration des habitations. Il faut reconstruire tous les villages détruits par Daech, pas seulement les villages chrétiens ! Le soutien spirituel et humain est important aussi : il aide les Irakiens à persévérer et à espérer.
Sur le plan politique surtout, la communauté internationale doit soutenir la reconstruction du pays sur la base de la citoyenneté : il ne faut plus de lois sectaires qui font des chrétiens des citoyens de deuxième catégorie, des
kouffars (NDLR : mécréants) ou des
dhimmis (NDLR : protégés). Nous ne l'accepterons pas. Il faut un état civil, c'est-à-dire un État séparé de la religion. Certains politiciens commencent à tenir ce langage à la télévision, qui est aussi celui que j'ai entendu à Al-Azhar (1). Je le répète souvent aux hommes politiques que je rencontre à Bagdad : sans un état civil, l'islam n'a pas d'avenir, il n'y aura pas de progrès possible. Les musulmans ne peuvent pas continuer à vivre comme au désert au VII
e siècle : ils doivent accepter que le monde a changé, qu'il n'y a plus des « majorités » et des « minorités », que nous ne sommes plus un danger pour eux. Ils doivent reconnaître le pluralisme et la diversité comme une chance.
Comment sortir l'Irak de l'enfermement communautaire ?
L. R. Sako : Le chemin sera long ! Moi-même je le sens : les deux maisons qui appartenaient à ma famille à Mossoul ont été pillées par nos voisins. Psychologiquement, c'est difficile. Aujourd'hui, nous sommes tous contaminés par l'esprit « bédouin » : au lieu de nous sentir Irakiens, nous nous replions sur nos communautés « ethniques » où chacun veut être le chef. Nos communautés elles-mêmes sont divisées : les musulmans entre sunnites et chiites, les chrétiens entre assyriens, arméniens, chaldéens, etc. Cette mentalité doit changer.
Nous sentons d'ailleurs que les musulmans eux-mêmes sont fatigués de ces guerres absurdes qui ont fait des milliers de morts, d'innombrables ruines et plus de 4 millions de déplacés ou réfugiés. Certains chrétiens, en particulier ceux qui ont quitté le pays, ne sont pas réalistes : ils veulent une province, une région autonome, des casques bleus pour les protéger… C'est impossible ! Je pense que des observateurs envoyés par l'Union européenne dans les villages préviendraient le risque d'attaques et rassureraient les chrétiens. Au-delà, la seule voie possible est de recréer des amitiés avec nos voisins. Demain, je me rends à Mossoul pour apporter de l'aide à 4 000 familles de déplacés : nous ne devons pas rester indifférents aux souffrances les uns des autres.
(1) Les 28 février et 1
er mars, Al-Azhar a réuni au Caire des responsables politiques et religieux du Moyen-Orient mais aussi d'Europe, pour une « conférence internationale sur la liberté, la citoyenneté ».