C'est du provisoire qui pourrait bien durer toute une vie ou ce qu'il en reste. Ici, à Erbil, capitale du Kurdistan irakien, ils sont des dizaines de milliers de chrétiens à être venus se réfugier en août dernier. Du jour au lendemain, tous ont dû fuir Mossoul, Qaraqosh, la plaine de Ninive, à 70 kilomètres de là, chassés par les tueurs de Daesh. Là-bas, il n'y a plus un seul chrétien.
À Ankawa, la cité chrétienne au coeur d'Erbil, des dizaines de milliers de réfugiés sont entassés depuis l'été dernier, dans des tentes, des hangars, un hôtel en construction et même un centre commercial abandonné. Ils attendent. Entre la conversion, la mort et le départ, ils ont choisi, si l'on peut dire, de tout laisser derrière eux. Leur maison, leurs biens, une vie heureuse ou banale, mais qui était la leur. Leur seul "crime" : être chrétiens. "Quand nous sommes allés là-bas, nous avons entendu 200 fois la même histoire, et à chaque fois elle était différente, explique Mgr Barbarin, qui a choisi, au lendemain de sa visite à Qaraqosh, de jumeler son diocèse à celui, désormais virtuel, de Mossoul. "Je leur ai dit : nous sommes prêts à faire tout ce qui est utile et bon pour que ceux qui veulent rester le puissent. Ils disent qu'ils n'ont besoin de rien, mais ce n'est pas vrai."Partir est un mirage
Ces chrétiens d'Irak ont sauvé leurs vies, mais ils n'en ont plus. Les chrétiens étaient près d'un million avant l'invasion américaine, plus que 400 000 l'été dernier. Et demain ? "L'histoire s'est rompue, confie Mgr Sako, patriarche de l'église chaldéenne. Ils rêvent de continuer une vie normale, ailleurs. Ils rêvent de partir, ils pensent que l'Occident est différent. Ils ne parlent pas la langue, ils perdraient leur culture. C'est un mirage. Une fois là-bas, quand ils seront dans un appartement, quel avenir ? Si quelques-uns veulent partir, qu'ils partent. Mais si tout le monde part, tout est fini."
Désoeuvrés pour la première fois de leur vie, les hommes attendent de retrouver un travail, enchaînent cigarette sur cigarette en vous montrant les photos de leur vie d'avant. Les femmes rêvent de retrouver leur maison, là où elles étaient dignes, autonomes et respectées. Les plus jeunes espèrent pouvoir reprendre leurs études, ou tout simplement retourner à l'école. Qu'ils soient chrétiens ou yézidi, ils sont désormais réfugiés dans leur propre pays, un pays où ils vivaient tant bien que mal depuis quinze siècles aux côtés de leurs voisins musulmans. Mais demain, après Daesh, comment faire de nouveau confiance à ces voisins qui les ont menacés de mort et ont pillé leurs biens ?
"Vous êtes les roseaux de Dieu"
L'hiver est arrivé, en Irak comme ailleurs, et les 150 000 réfugiés de la plaine de Ninive sont retombés dans l'oubli. Les familles s'entassent à dix dans une pièce de dix mètres carrés, (sur)vivant de l'aide humanitaire : des médicaments, de l'eau, du riz, des haricots, un peu de viande, du gaz pour faire la cuisine chacun son tour au détour des tentes et des baraques de chantier. Alors, dans le plus grand secret, Mgr Barbarin a décidé qu'il fallait revenir en Irak. Nous sommes une petite centaine à être venus de Lyon avec lui pour une visite éclair de 48 heures, sous haute sécurité. Chacun a payé sa place à bord.Les chrétiens réfugiés d'Irak, il faut "les écouter, nous laisser accueillir par eux, prendre le temps d'aller leur dire merci, de prier ensemble", explique l'évêque de Lyon. Avec le pape ? Presque. C'est finalement en vidéo, par souci non pas pour sa sécurité mais pour celles des chrétiens sur place, que François est intervenu, en clôture d'une procession mariale réunissant 10 000 chrétiens dans les rues d'Erbil. Un message qui aura permis de donner une portée mondiale à la visite de la délégation française. "Il semble que ces gens ne veulent pas que nous soyons chrétiens. (...) Vous êtes les roseaux de Dieu, qui s'abaissent sous ce vent féroce, mais qui ensuite se redresseront", les salue le pape depuis Rome.
Mar-El, des tentes et de la boue
Le jardin autour de l'église de Mar-El, en plein milieu d'Ankawa, a été métamorphosé en un camp d'urgence accueillant plusieurs dizaines de tentes, soit près de 150 familles. Parenthèse dans l'hiver, il fait beau et chaud. Mais le sol est encore détrempé des pluies tombées trois jours avant. Le linge sèche tant bien que mal, et l'on n'imagine guère comment faire la cuisine pour tant de réfugiés avec les quelques marmites qui chauffent entre les tentes, surtout sous la pluie.
Jusqu'à quand resteront-ils là ? Nul ne le sait, tout dépendra des solutions de logement en dur, à peine moins précaires, que les dons permettront de leur proposer peu à peu. Tout au bout du camp de toile, près de la porte de l'église, trône une tente d'urgence bien particulière, la "Jesus tent", qui abrite la crèche d'un fils de Dieu pauvre parmi les pauvres. Après tout, là-bas aussi, Noël approche. À l'autre bout du camp, dans une grotte de béton, les chrétiens réfugiés semblent avoir rassemblé tout ce qu'ils ont pu sauver de leur foi. Pour prier, pour espérer, pour se souvenir, aussi.
Al-Amal, 2 000 dollars pour loger une famille
À dix minutes de 4x4 blindé du centre d'Ankawa, au beau milieu de rien, ce qui devait devenir un hôtel a été mis gratuitement à la disposition des réfugiés par son propriétaire chrétien. Grâce aux 350 000 euros de dons récoltés, il est peu à peu transformé en habitat d'urgence, mais durable. "Loger une famille dans une pièce d'environ 15 m2 revient à 2 000 dollars", explique Khalil Aitou, responsable des travaux pour la Fondation Mérieux.
"Notre action a démarré au mois d'août. Par le biais du centre de crise, nous avons récupéré 120 tentes. Puis l'hiver étant rude ici, nous avons réfléchi à proposer des solutions en dur. Pour l'instant, trois étages sont terminés, un étage seulement est occupé. Il y a sur place 410 familles et 1 600 personnes. La semaine prochaine, 120 autres familles arriveront, originaires pour la plupart de Qaraqosh. Dans tous les étages, il y aura des chambres, des toilettes, des douches. Nous n'avons fait travailler que les déplacés de Qaraqosh, qui étaient artisans dans leur ville."
Ankawa mall, misère noire
À côté du centre commercial abandonné d'Ankawa mall, qui accueille une véritable foule de chrétiens réfugiés au-delà de ses escalators condamnés, un camp de tentes semblerait presque confortable : des couloirs sans fin, obscurs, où l'électricité n'est arrivée que la veille de notre visite. Pas d'eau aux robinets, des douches et des toilettes purement insalubres, une promiscuité totale.
Ici vivent 220 familles, dont bon nombre venues de Qaraqosh. Le désespoir des habitants se lit sur leur visage. Un étage, un autre, un couloir, un second, ressortir de ce dédale de béton grisâtre et humide prend un bon quart d'heure, et encore, avec un guide. Les baraques de chantier semblent s'aligner à l'infini. Derrière chaque porte, une famille. Devant chaque porte, des yeux qui vous fixent. Au détour d'un couloir, un homme nous interpelle, en anglais : "On ne peut pas vivre comme cela, nous ne sommes pas heureux. On vivait bien, on dormait bien, on travaillait dur. On ne dérangeait personne, on ne menaçait personne. On n'a rien fait. Ils veulent qu'il n'y ait plus que de musulmans ici. Cela ne peut pas fonctionner comme ça."
Un jeune homme nous arrête au détour d'un escalier pour nous présenter sa compagne et son fils, et surtout nous montrer les photos des ruines de sa maison, de sa voiture, de sa vie. Pour qu'elles puissent inviter à déjeuner les Français de passage que nous sommes, du boeuf et du riz ont été distribués à chaque famille de réfugiés. S'ajoute à cela des haricots, un peu de soda, quelques cigarettes, et le thé, partagé assis sur les nattes, en tentant de se comprendre malgré le barrage de la langue, jusqu'à ce qu'une voisine se pose en traductrice et que les mots se libèrent. Notre hôte a deux filles et un fils, il faisait partie de la police de Qaraqosh. Ils avaient une maison. Ils avaient une vie. Ils n'ont plus rien d'autre que leur foi.
PHOTOS © Judikael Hirel, pour Le Point
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