Ces femmes, chrétiennes syriaques, réfugiées en Turquie, sur la terre de leurs ancêtres, espèrent pourtant repartir en Syrie, leur pays (Mélinée LE PRIOL).
Après avoir compté tous les noms du registre sur lequel il est penché, le P. Gabriel Akyüz lève les yeux. Sa tête est surmontée d'une calotte noire. Au sein de l'Église assyrienne d'Orient, ce prêtre appartient à la branche des syriaques orthodoxes. Défronçant les sourcils, il souffle enfin : « 103 ! » C'est le nombre de Syriens qu'accueille, en ce mois d'été, la paroisse des Quarante Martyrs de Mardin, à moins de cinquante kilomètres de la frontière syrienne. Cent trois, soit une part infime des deux millions de déplacés qui ont gagné la Turquie ces trois dernières années, pour fuir les combats qui ravagent la Syrie depuis le printemps 2011.
La nuit estivale n'en finit pas de tomber sur l'élégante église syriaque aux pierres jaunes. Nichée au fond d'une vaste cour, elle se fait presque oublier tant les alentours sont animés. Une quarantaine de réfugiés achèvent leur repas, offert par la paroisse. Dans quelques heures, chacun retrouvera la famille chrétienne qui l'accueille. En attendant, pas question de se séparer. D'un improbable terrain de volley s'échappent des cris d'enfants. Adossés à des murets, les hommes fument par petits groupes, les femmes discutent autour d'une fontaine asséchée. Elles n'ont qu'un mot à la bouche : Syrie.
Mardin, splendide cité mésopotamienne et lieu d'exil
Ces réfugiés viennent pour la plupart de la ville de Hassaké, à une petite centaine de kilomètres de là. Mardin, splendide cité mésopotamienne bâtie à flanc de colline et qui devrait bientôt entrer au patrimoine mondial de l'Unesco, n'est pas une destination d'exil parmi d'autres. « Mon père venait d'ici, explique simplement Marcelle Azar, 46 ans, un peu à l'étroit dans son tee-shirt rose. Mes grands-parents avaient survécu aux massacres, mais ils ont quand même décidé de fuir la région en 1932, direction la Syrie. Mon père avait 6 ans. »
Ces « massacres » furent ceux commis par le régime turc, pendant la Première Guerre mondiale, contre toutes les minorités chrétiennes de l'Empire ottoman. C'est de Mardin qu'est originaire Mgr Ignace Maloyan, évêque arménien tué en 1915 et béatifié en 2001 par Jean-Paul II. Mais outre les Arméniens, de nombreux syriaques orthodoxes furent massacrés ou déportés entre 1914 et 1920. Aujourd'hui, les familles réunies autour de la fontaine sont leurs descendants.
Tur Abdin, berceau historique des syriaques
Cette région du nord de la Mésopotamie est actuellement peuplée majoritairement par des Kurdes. Elle a toujours abrité des chrétiens, et en particulier des syriaques : elle constitue même leur berceau historique. Son nom, Tur Abdin, signifie littéralement « la Montagne des serviteurs de Dieu ».
Au centre de l'arc de cercle qui entoure la fontaine, une quinquagénaire en impose. Appartenant à l'élite culturelle en Syrie, comme la plupart des réfugiés qui l'accompagnent, Rowida Kawriah parle d'une voix calme. Son fils Jack traduit l'arabe mélodieux de sa mère en un anglais plutôt fluide. « L'histoire se répète, affirme cette brune aux traits tirés. Il y a cent ans, mes grands-parents étaient chassés d'ici par l'armée turque, qui ne voulait plus de chrétiens dans le pays. Les soldats entraient dans les maisons pour couper les têtes et enlever les plus jolies filles… »
Bien qu'associée à ces souvenirs terrifiants, la région de Mardin n'a jamais cessé d'habiter la mémoire des grands-parents de Rowida. Les lieux revêtaient, dans leurs récits d'exilés, les contours d'un paradis perdu. En 2009, flanquée de son mari et de son fils, elle passe pour la première fois la frontière et découvre, émue, l'ancienne maison familiale, aujourd'hui habitée par des Turcs. « Je voyais enfin ces murs dont ma grand-mère m'avait tant parlé ! Je ne pouvais pas deviner qu'on reviendrait ici, pour fuir la guerre dans notre nouveau pays. »
Le monastère de Deyrulzafaran
Marcelle Azar aussi, est consciente de l'amère ironie de la situation. « Mes grands-parents ont toujours voulu revenir à Mardin, confie-t-elle. Mais ils sont morts sans avoir pu y remettre les pieds. Nous, maintenant, on y est, mais on ne peut pas rester là. » Car pour Marcelle, la Turquie n'est pas un pays d'avenir, pas même une terre d'asile. « Ici, on est en enfer », lâche-t-elle sans nuance, avant d'ajouter qu'« en tant que chrétien, on ne peut pas vivre en Turquie ».
Le constat semble dur, quand on sait ce que vivent, au même moment, les chrétiens des pays voisins. Mais Marcelle insiste. « Il y a trop de divisions ici entre les chrétiens et les musulmans. Le président Erdogan promet des choses, mais il ne fait rien pour nous. » De son côté, Rowida renchérit : « En tant que chrétienne, je suis contente d'être née en Syrie plutôt qu'en Turquie. »
À six kilomètres, un majestueux monastère défie l'aridité du paysage. Avec ses pierres dorées au soleil, ses clochers transperçant l'azur du ciel et son vaste cloître parsemé de plantes fuchsia, Deyrulzafaran n'a rien de « l'enfer » turc évoqué par Marcelle.
Les chrétiens sont très minoritaires en Turquie
L'évêque syriaque qui y vit, Mgr Saliba Özmen, sourit légèrement, la tête et les oreilles recouvertes d'une calotte noire ornée de motifs blancs. « Des réfugiés syriens, nous en avons logé pendant un an et demi au monastère. Ils étaient une cinquantaine. » Et même si ces familles vivent aujourd'hui à Mardin, l'évêque n'a pas oublié ses nouveaux voisins venus de Syrie. Il va régulièrement à l'église de la vieille ville de Mardin pour leur rendre visite.
On sent pourtant comme un regret dans sa voix : cette poignée de réfugiés a encore du mal à se mêler à la communauté syriaque. « Même si nous partageons la même foi, les différences culturelles posent problème, déplore Mgr Saliba Özmen. Avoir la même religion, cela aide à rapprocher les gens, mais cela ne suffit pas toujours. » Énigmatique, l'évêque change de sujet.
En vacances au monastère de Deyrulzafaran, Abdul Massih Saadi n'est pas surpris d'apprendre qu'à Mardin, les syriaques de Turquie et de Syrie se heurtent à leurs différences. La quarantaine déjà grisonnante, il enseigne l'araméen dans une université du Texas : « En Turquie, les chrétiens représentent à peine 1 % de la population, alors qu'ils étaient 10 % en Syrie en 2011. Les syriaques de Mardin sont tellement minoritaires qu'ils ont appris à être prudents, discrets, à toujours faire des compromis avec les musulmans. Bref, à survivre. C'est un choc pour les familles réfugiées ici. »
Retourner en Syrie à tout prix
Car quand elles étaient en Syrie, elles éprouvaient moins de difficultés à vivre leur foi. C'est ce que confirment les femmes assises autour de la fontaine vide des Quarante Martyrs. « Chez nous, on pouvait enseigner ou travailler dans la fonction publique, se souvient Rowida Kawriah. Alors qu'ici, en Turquie, un chrétien n'en a pas le droit. » Son fils Jack, ingénieur informatique hautement qualifié, n'a pas trouvé d'emploi correspondant à ses compétences, depuis son arrivée à Mardin, il y a bientôt deux ans.
Peu importe que leurs racines soient ici. Cent ans après leur départ pour la Syrie, ces familles n'attendent qu'une chose : repasser la frontière dans l'autre sens. « Après la guerre, quoiqu'il arrive, on retournera en Syrie, assure Marcelle Azar avec aplomb. C'est notre pays. Et s'il est détruit, tant pis, on le reconstruira. »
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REPÈRES
Le Tur Abdin, foyer des syriaques orthodoxes
Les syriaques orthodoxes appartiennent à l'Église assyrienne d'Orient, tout comme les chaldéens, les syriaques catholiques et les assyriens protestants. Ils sont environ 3 000 dans la région du Tur Abdin.
La présence des chrétiens dans cette région est très ancienne. Leur exil a commencé en 1895 et s'est amplifié lors de la Première Guerre mondiale. Près de 500 000 syriaques auraient perdu la vie lors des massacres perpétrés en même temps que le génocide des Arméniens.
Chrétiens orthodoxes, ils dépendent du Patriarche d'Antioche, dont la résidence est à Damas, en Syrie. Depuis le début des combats en 2011, certains ont demandé que le siège soit transféré à Mardin.
Dans leur liturgie, les syriaques utilisent une langue dérivée de l'araméen, parlée du temps du Christ.
CÉCILE JANICOT et MÉLINÉE LE PRIOL (à Tur Abdin, en Turquie)