En réunissant le Conseil de sécurité pour discuter de la question des chrétiens et des autres minorités d'Orient menacées par les menées de l'État Islamique et ses méthodes, la France s'honore d'attirer l'attention sur ce qui restera de par ses conséquences au plan civilisationnel comme l'une des grandes tragédies du siècle commençant. Certes, ce n'est pas la première fois que la France convoque l'instance onusienne dans l'affaire des chrétiens et des minorités religieuses d'Orient. En 2010, à la suite de l'attaque de la Cathédrale syriaque de Bagdad, mais plus récemment encore au milieu de l'été dernier au moment où l'État islamique menait ses expéditions meurtrières dans le nord-est irakien, la France avait été l'aiguillon de la communauté internationale à la recherche d'une réaction concertée contre des exactions d'une violence proprement inouïe.
La diplomatie française remet donc le métier sur l'ouvrage. À plus d'un titre. Forte, d'abord, d'une tradition plusieurs fois centenaire de protection, comme on le disait alors, diplomatique, politique, parfois même militaire tel en 1860 lorsque l'amiral de Beaufort d'Hautpoul mena à partir des rivages libanais du Mont Liban alors, la première « intervention d'humanité », au regard du droit international, de l'histoire moderne. Mais aussi au nom d'une responsabilité qui devint historique lorsque la France et la Grande Bretagne dessinèrent les contours étatiques du Proche-Orient moderne après la disparition de l'Empire ottoman.
Ce nouvel Orient politique avait pour lui des horizons inédits. Dans le paysage d'après la bataille, post califat, s'élevant sur des fondations constitutionnelles, il se voulait parlementaire dans la forme, démocratique au plan des libertés et du pluralisme idéologique. Les théories politiques qui dominaient alors, nationalistes ou libérales, se projetaient dans la citoyenneté, un concept pour lequel les Arabes s'étaient aussi opposés aux Turcs dès la fin du dix-neuvième siècle. Le nationalisme citoyen visait à souder un ensemble de communautés que le système dit des Millet (nations) ottoman n'avait cessé de conforter dans leur singularité et leur segmentation depuis le quinzième siècle. On sait hélas ce que fut le destin de l'idée démocratique et le renversement de perspectives à laquelle elle donna lieu à la fin des années quarante, à la création de l'État d'Israël. Les États arabes du Proche-Orient se détachèrent de l'idée démocratique. Des systèmes arabes autocratiques, issus de coups d'État militaires, bientôt gérés par des autocrates minoritaires, firent le lit de la démocratie. Dans la foulée, des politiques spécifiques de « protection » furent mises en place par des systèmes qui lièrent leur destin à celui d'autres minorités associées. À l'exception du Liban, l'Égypte, la Syrie et l'Irak par exemple ménagent une place à « leurs » chrétiens et leur réservent un rôle qui s'accompagne en retour de fidélité politique et de gratifications sociales et clientélistes. C'est à ce modèle de tutelle que les espoirs soulevés par les révolutions arabes auraient du mettre fin. Mais les révolutions arabes n'avaient pas rendez-vous avec la démocratie mais avec la guerre confessionnelle.
Nul ne pouvait penser un moment que les chrétiens et les autres minorités de la région eussent pu souffrir de la vague démocratique qui s'annonçait. Le formidable raz de marée anti autoritaire était annonciateur d'un printemps de la citoyenneté ou, à tout le moins en attendant son avènement complet, de la préservation du pluralisme sociétal tel qu'il se présente dans les pays arabes. C'était sans compter avec deux facteurs qui jouèrent un rôle crucial : l'irruption des mouvements islamistes qui remplirent le vide politique laissé par l'effondrement de l'État despote et l'influence d'acteurs régionaux dont le jeu cruel aida à transformer l'insurrection sociétale en conflit régional sunnite/chiite. De tout cela, les chrétiens avec d'autres minorités firent les frais en premier.
Comment dès lors réagir aujourd'hui à la situation qui est faite aux Chrétiens d'Orient ? En prenant conscience avant toute chose que les approches traditionnelles en la matière sont dépassées.
L'heure n'est plus, en effet, au rappel de la tradition ni aux références à l'histoire. Jusque-là, lorsque les chrétiens d'Orient étaient dans la tourmente, les pressions diplomatiques, les dispositifs humanitaires et le rappel des droits de l'Homme constituaient la panoplie des réponses. Ces moyens ne suffisent plus du fait de l'éclatement du contexte géopolitique. Que ce soit en Syrie ou en Irak, les structures de l'État ont éclaté. Des parties du territoire obéissent à des commandements épars, miliciens ou en voie de l'être. Comment dans ce cas faire recours auprès d'autorités constituées ou demander le secours à des autorités de fait, sachant que dans tous les cas le contrôle effectif du territoire est devenu chose aléatoire. Les guerres civiles et l'éclatement des territoires ont rendu vaine la référence étatique. Mettre en avant, dans ce cas-là, la liberté de conviction n'a même plus lieu d'être. En réalité, le pas franchi par la décomposition des pouvoirs, le nettoyage ethnique et religieux, les meurtres, les massacres et les persécutions, mettent les communautés chrétiennes pour la première fois depuis le génocide arménien et les crimes commis contre les assyro-chaldéens dans une situation de déréliction absolue. Il y va tout à la fois de crimes de masse, de crimes contre l'humanité et d'abandon de peuples livrés à une vindicte obscurantiste autant qu'aveugle qui achève en venant à bout de communautés à la présence bimillénaire à modifier en profondeur le tissu sociétal et la configuration pluraliste d'ensemble de peuples et de civilisations qui ont fait le Proche-Orient ancien et moderne. C'est dire l'importance du coup porté à la présence chrétienne en Orient et l'ébranlement brutal de ses fondations. Conforter cette présence et la proclamer constitutive du tissu social plural du Proche-Orient, stopper l'hémorragie actuelle que ses communautés connaissent en donnant aux déplacés les moyens de subsister dans leur pays, leur assurer des moyens de se défendre quand il le faut et s'atteler d'ores et déjà à jeter le projet d'un plan de reconstruction des villes et villages dévastés et d'un retour des populations qui en furent chassées seraient autant de signes d'un traitement de fond par le Conseil de sécurité d'une question devenue, du fait de sa gravité, essentielle à la paix et à la sécurité internationale.
Joseph MaïlaEnvoyé de mon Ipad