LE MONDE | • Mis à jour le | Par Christophe Ayad
C’est une coïncidence dont les assassins de Saint-Etienne-du-Rouvray n’avaient peut-être pas conscience : il y a bientôt trois ans, presque jour pour jour, le père jésuite italien Paolo Dall’Oglio était enlevé à Rakka, en Syrie, par des membres de l’organisation Etat islamique (EI). Le groupe djihadiste, qui s’appelait alors l’EIIL (Etat islamique en Irak et au Levant), était en pleine ascension et venait de prendre brutalement le contrôle de la ville au détriment des autres groupes rebelles syriens, en première ligne dans le combat contre le régime de Bachar Al-Assad.
L’enlèvement du Père Paolo avait suscité un tollé parmi l’opposition et la rébellion syrienne, tant cet ecclésiastique arabophone et atypique était considéré comme un compagnon de route de la révolution, au point d’avoir été l’invité du Front Al-Nosra, pourtant affilié à Al-Qaida. Malgré les manifestations, les communiqués, voire les menaces venant de toutes parts en Syrie, rien n’y fit : Paolo Dall’Oglio n’est jamais réapparu. Pour l’EI, il n’est qu’un vulgaire « croisé », peu importent ses convictions et ses engagements.
Se convertir ou partir dans l’heure
Quelques semaines plus tard, l’EI a poursuivi sa stratégie de séparation entre chrétiens et musulmans en désacralisant les églises de Rakka : les croix furent décrochées des clochers et remplacées par le drapeau noir djihadiste, frappé de la chahada, la profession de foi musulmane. Les chrétiens locaux, autorisés à rester et à vivre à Rakka, n’avaient plus le droit de pratiquer leur religion dans la sphère publique : une première dans l’histoire récente de la Syrie dont le régime de Bachar Al-Assad a rapidement compris le parti qu’il pouvait tirer auprès des opinions occidentales.
Un an plus tard, à Mossoul, en Irak, le scénario se répétait, plus radical. Les chrétiens, à qui il fut permis dans un premier temps de rester et de pratiquer leur religion dans l’intimité, se sont vu ordonner après quelques semaines de se convertir à l’islam ou de partir dans l’heure – pour le Kurdistan irakien. Depuis l’arrivée du christianisme, jamais la ville de Mossoul, l’ancienne Ninive, n’avait connu un tel sort malgré les innombrables batailles, sièges et changements de maîtres qu’elle a connus.
Si, dans le corpus idéologique du groupe djihadiste, les chrétiens sont des dhimmis (des « gens du Livre » méritant protection en échange d’un impôt et de l’acceptation d’un statut de second classe), contrairement aux yézidis, qui sont voués à l’extermination en raison de leur statut d’hérétiques, l’EI les a toujours traités en réalité comme une « cible molle » et facile, un substitut de l’Occident honni. L’attaque de la cathédrale Notre-Dame-du-Perpétuel-Secours de Bagdad, le 31 octobre 2010, qui avait causé la mort de près d’une cinquantaine de fidèles, a en effet marqué le retour sur le devant de la scène des héritiers d’Al-Qaida en Irak, après une longue série de défaites.
En frappant les membres d’une communauté déjà exsangue et dépourvue de toute influence en Irak, les djihadistes ont recherché avant tout un effet politique : la mobilisation de l’Occident – en l’occurrence Nicolas Sarkozy et son ministre des affaires étrangères Bernard Kouchner – en faveur de leur exfiltration vers l’Europe. Non seulement la démarche française assimile les chrétiens d’Irak à des étrangers aux yeux de la grande majorité des Irakiens, frappés eux aussi par des attentats sanglants qui n’ont jamais suscité une telle mobilisation diplomatique, mais elle a mis le gouvernement irakien en porte-à-faux : toute coopération avec les Occidentaux est interprétée comme une soumission par l’opinion publique irakienne ; tout refus susciterait incompréhension et condamnation en Occident, distendant les liens entre Bagdad et ses soutiens.
Djihad anti-coptes dans la vallée du Nil
Le fondamentalisme sunnite de l’EI n’est que le dernier avatar des malheurs des chrétiens d’Irak, qui ont conduit cette communauté à la quasi-disparition en un peu plus de trois décennies. Les guerres de Saddam Hussein, sa terrible dictature, qui n’épargnait pas les chrétiens malgré la présence au pouvoir de certains d’entre eux, comme Tarek Aziz, l’embargo onusien suivi de l’invasion américaine de 2003 et enfin l’arrivée au pouvoir de partis chiites sectaires ont poussé une grande partie de la communauté vers l’exil.
La logique de l’EI en Irak – frapper les chrétiens pour déstabiliser l’Etat – n’est pas neuve, elle a été expérimentée dès les années 1970 par les groupuscules islamistes en Egypte, berceau du djihadisme moderne et siège de la plus importante communauté chrétienne du monde arabe, les coptes, qui représentent 5 à 10 % de la population (4,5 à 9 millions d’habitants). Leur qualité d’orthodoxes et le caractère purement national de leur Eglise ont longtemps suscité un mélange d’ignorance et de dédain en Occident.
Pourtant, à chaque période de confrontation violente avec l’Etat, les coptes servent de cible aux islamistes, qui espèrent provoquer en retour une répression disproportionnée du pouvoir et rallier ainsi à leur cause la grande masse des musulmans, prompte à jalouser les coptes, réputés plus riches. Ce fut le cas à la fin du règne d’Anouar Al-Sadate, quand le pogrom de Zawiya Al-Hamra causa plusieurs dizaines de morts dans une banlieue populaire du Caire, en juin 1981, sous les yeux de la police ; dans les années 1990, lorsque les combattants revenant d’Afghanistan décrétèrent le djihad dans la vallée du Nil, attaquant bijoutiers et pharmaciens coptes ; et après le renversement en 2013 du président islamiste Mohamed Morsi par l’armée, à l’occasion duquel une cinquantaine d’églises furent incendiées. Depuis, les djihadistes du Sinaï, affiliés à l’EI, assassinent régulièrement des prêtres et des fidèles.
Le sort des coptes d’Egypte est plus que jamais lié à celui du président-maréchal Sissi, vu comme leur sauveur et leur rempart. Il est pourtant le représentant d’une armée qui refuse de nommer des généraux chrétiens et n’a pas hésité à disperser une manifestation de coptes en envoyant des blindés rouler dans la foule, faisant 28 morts, en octobre 2011.
- Christophe Ayad
Rédacteur en chef International
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