Une Histoire aussi contrastée et chaotique induit forcément une politique incertaine et peu lisible : cette laïcité de façade irriguée par un Islam vigoureux donne lieu non pas à une « christianophobie », comme le déclare le Vatican, mais à une forme plus nuancée de maltraitance. Pas de persécutions ouvertes, mais une propension à traiter les fidèles des religions non musulmanes, les chrétiens en l'occurrence, comme des citoyens de seconde zone.
« Le gouvernement nous surveille de près, me dit un orthodoxe, qui ne souhaite pas être cité. Si nous voulons que nos titres de séjour soient renouvelés, nous ne devons pas faire de vagues. » Pour l'instant, les élèves relevant des minorités religieuses peuvent être dispensés de cette obligation d'Islam. Mais pour combien de temps ? L'État semble louvoyer entre tentation religieuse et durcissement constitutionnel.
À titre d'exemple, la question du port du voile au sein de l'Université. Le 9 février 2008, ce sujet sensible faisait l'objet d'un amendement de la Constitution : les jeunes filles étaient autorisées à porter le foulard islamique à la Faculté. Revirement le 5 juin de la même année : la Cour annule la réforme en question sur la base de l'article 2 qui garantit la laïcité. Depuis 2010, le voile a cependant fait son entrée officielle dans les universités en dépit des protestations des milieux anticléricaux, qui considèrent ce recul de la « république laïque » comme dangereux.
Ces volte-face manifestent l'opposition fondamentale, la lutte de pouvoir évidente entre laïcité et religion, entre l'État et l'Islam. Le gouvernement actuel semble moins soucieux de juguler la religion que de limiter les pouvoirs de l'armée, qui se pose en vigile de l'ordre républicain.
Par ailleurs, Erdogan tolère à grand-peine les religions non musulmanes parce qu'il les perçoit comme étrangères, exogènes. Comme les reliquats des anciens envahisseurs. Livrer une guerre ouverte à des adversaires aussi influents, maltraiter de manière visible les chrétiens turcs alors que le respect de leurs droits est posé comme l'une des conditions tacites de l'adhésion de la Turquie à l'Union européenne, serait malvenu.
En revanche, une politique de marginalisation qui « ménage la chèvre et le chou » semble d'autant plus facile à mettre en oeuvre que les chrétiens sont déjà très discrets. Difficile de leur appliquer le vocable de « communauté ». De leur propre aveu, les chrétiens se confondent avec les murs, par nécessité et par peur. Au chiffre officiel de 1 % de la population, des messieurs chagrins, en général issus de l'administration turque, opposent même celui de 0,32 %. Les statisticiens expliquent cette baisse des effectifs par le génocide arménien – que le gouvernement refuse de reconnaître – et par la guerre entre les Grecs et les Turcs. Une blessure de l'Histoire peu connue en Occident, mais encore à vif en Turquie.
« La guerre d'indépendance » turque contre la Grèce a commencé en 1920 et s'est achevée en 1922. Après le traité de Sèvres signé en 1920, qui réduisait l'ancien Empire ottoman à un confetti en Anatolie, Mustafa Kemal et ses troupes se lèvent pour défendre leur patrie. En 1922, ils repoussent les forces expéditionnaires grecques et les chassent. La Turquie affirme alors son indépendance et les puissances européennes à l'unanimité reconnaissent la république de Turquie. Mustafa Kemal a remporté la victoire.
Il parvient à un accord consacré par le traité de Lausanne le 24 juin 1923 : les Turcs renoncent à toute revendication sur les terres non majoritairement peuplées par eux, mais, en échange, les populations grecques de Turquie et turques de Grèce sont contraintes de quitter leurs demeures ancestrales pour rejoindre leurs États respectifs. Un échange douloureux obligea un million de chrétiens qui parlaient le grec à plier bagages et s'installer en territoire hellène.
Extrait de "Chrétiens d'Orient : Voyage au bout de l'oubli", Marie de Varney, (François Bourin Editeur), 2013. Pour acheter ce livre, cliquez ici.
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