«Ce qu'on fera le soir de Noël ? On dormira ! » Taniel Charabezian, arménien catholique de Syrie, ne cache pas sa tristesse. Il ajoute, amer : « Pour fêterNoël, il faut de la joie : nous n'en avons pas. Impossible d'en avoir quand des proches sont en train de souffrir ! »
Comme s'il lui paraissait indécent de penser à la venue d'un Sauveur dans les deux pièces humides et sans chauffage de Bourj-Hammoud, le quartier arménien de Beyrouth, où il habite depuis le 5 septembre, avec son épouse Jannet et quatre de leurs cinq enfants (un fils, handicapé mental, est hospitalisé en Syrie), ainsi que son frère célibataire Michael. « On a dû quitter Alep à cause des bombardements », expliquent Taniel et Michaël. Tous deux étaient propriétaires d'un petit garage et sont arrivés à Beyrouth en taxi.
Au Liban, le coût de la vie est trois à quatre fois plus élevé qu'en Syrie. Le moindre appartement inconfortable en quartier populaire se loue 300 dollars par mois (environ 230 €). Quand il faut ajouter l'achat de médicaments, comme pour Taniel qui souffre de troubles cardiaques, les économies fondent à toute vitesse.
Ces réfugiés syriens se tournent alors vers les paroisses et les associations caritatives qui tentent de leur venir en aide. Las, celles-ci sont débordées.« En trois mois, depuis septembre, 100 000 réfugiés syriens sont arrivés au Liban et se sont enregistrés au Haut-Commissariat aux réfugiés des Nations unies (UNHCR), alors qu'ils n'étaient que 30 000 entre mars 2011 et août 2012 », constate Kamal Sioufi, président du Centre des migrants de la Caritas-Liban.
« AU MOINS 260 000 RÉFUGIÉS SYRIENS ONT BESOIN D'AIDE »
Dans la réalité, ce chiffre de 130 000 Syriens enregistrés, dont 90 % de musulmans sunnites et 10 % de chrétiens, serait à multiplier par deux, estime-t-on, car bon nombre, craignant des représailles sur leurs proches restés au pays, préfèrent ne pas se faire connaître. « Au moins 260 000 réfugiés syriens ont besoin d'aide et, si l'on compte également tous les Syriens logés chez des proches ou qui travaillent ici depuis longtemps, on arrive à plus de 800 000 Syriens vivant au Liban », complète Kamal Sioufi qui ne cache pas que cela est « trop » pour un pays de 4,2 millions d'habitants en pleine crise économique.
Le sort de la famille arménienne Edian, qui a également fui Alep en septembre pour s'installer au 6e étage (sans ascenseur) d'un immeuble de Bourj-Hammoud, est un peu plus enviable. Le mari, Hakop, étant Libanais – il vivait en Syrie depuis 1991 –, il peut travailler : depuis deux semaines, il est gardien de nuit dans une société de Beyrouth pour 320 € mensuels.
Ce qui permettra au jeune couple d'acheter, pour Noël, quelques friandises pour leurs jumelles de 10 ans et leur garçonnet de 2 ans. « Nous irons à la messe de Noël », assure Hakop en dévoilant fièrement le visage du Christ qu'il s'est fait tatouer, il y a longtemps, sur le bras gauche. Sa femme Rulla,orthodoxe, met sa foi, elle, en la Vierge Marie. « Elle répond toujours à mes prières », affirme-t-elle en rapportant qu'un prêtre lui a providentiellement donné les 5 € dont elle avait besoin pour acheter de quoi manger.
« TOUS MES CAPITAUX SONT BLOQUÉS EN SYRIE »
Le cas de cette famille maronite originaire d'Alep est encore différent. Antoine, chef d'une fabrique d'huiles essentielles (avec 15 employés) et gérant d'un hôtel de standing de 130 chambres, a fui la Syrie le 11 août avec sa femme et leurs quatre enfants. « On craignait surtout les kidnappings, les familles d'entrepreneurs étant les premières visées », explique ce chrétien engagé qui loue, depuis cinq mois, un appartement dans le centre de Beyrouth, en partie grâce aux salaires de ses deux grands fils qui ont trouvé du travail.
« Tous mes capitaux sont bloqués en Syrie ; mon usine n'est plus en état de marche ; l'hôtel a été très endommagé par des bombardements ; je ne sais combien de temps nous pourrons tenir », explique Antoine qui n'est pas du genre à attendre sans rien faire : il est déjà en train de monter un projet de partenariat avec des entrepreneurs chrétiens libanais qui accepteraient pendant quelque temps de partager leurs bénéfices en échange du savoir-faire de patrons chrétiens syriens. « Mais les Libanais n'aiment pas beaucoup les Syriens », soupire Antoine.
RANCUNE À L'ÉGARD DES SYRIENS
De fait, de nombreux Libanais, y compris parmi les chrétiens, masquent mal leur rancune à l'égard des Syriens. « Ils nous ont fait tant souffrir depuis tant d'années », soupire Maha, veuve chrétienne à Aley, dans le Mont-Liban, en rappelant à demi-mot les quinze années de guerre civile au Liban (1975-1990) et les nombreux attentats commis par la Syrie contre des personnalités libanaises. « Je croyais que cette rancœur anti-syrienne était surtout le fait des chrétiens, mais je la constate aussi parmi les sunnites libanais », ajoute Jad Jabbour, scolastique jésuite et responsable du Réseau jésuite pour les réfugiés.
Officiellement établi au Liban depuis le 1er décembre, JRS a lancé, dès juin 2012, diverses initiatives en faveur de 150 familles syriennes, essentiellement musulmanes, réfugiées dans la Bekaa. « Pendant longtemps, le gouvernement libanais ne parlait pas des réfugiés syriens ou minimisait leur nombre », poursuit Jad Jabbour qui voit là « une manière de nier la gravité des événements » en Syrie.
Pourtant sur le terrain, Jad Jabbour et son équipe de bénévoles constataient que ces réfugiés étaient de plus en plus nombreux et que les aides ne suffisaient pas. « Ils se sentent délaissés par le monde entier qui ne fait rien pour les aider », résume-t-il, évoquant la manière dont les réfugiés chrétiens expriment leur « grande nostalgie de Noël » : « Ils nous racontent ce qu'ils vivaient dans leur quartier, la manière dont ils préparaient les fêtes, les magasins où ils s'approvisionnaient. »
Jad Jabbour constate aussi une réelle différence, dans leur perception de l'avenir, entre réfugiés musulmans et chrétiens : « Les premiers considèrent que cette épreuve va déboucher sur du positif ; les seconds pensent que ça ne pourra qu'être pire ! »
BELLE GÉNÉROSITÉ
Une partie des chrétiens libanais fait preuve cependant d'une belle générosité envers les chrétiens de Syrie… C'est le cas à Zahlé, grosse ville de la Bekaa où, depuis mars 2011, se sont installées
400 familles chrétiennes syriennes. Pour leur venir en aide, Mgr Issam Darwish, dynamique archevêque gréco-catholique de Zahlé et de la Bekaa, a créé deux comités : l'un, avec une assistante sociale salariée, pour pallier aux difficultés matérielles des familles démunies ; l'autre avec trois prêtres, pour accompagner spirituellement ces familles.
Habitué à lever des fonds auprès de la communauté chrétienne de Zahlé, ainsi qu'en Australie où il a vécu quinze ans, Mgr Darwish a pu distribuer cette année pour 10 000 € de fioul de chauffage et pour 2000 € de matériel scolaire. « Le 24 décembre à 21 heures, comme chaque année, je célébrerai Noël à la prison de Zahlé, mais le 25 à 10 h 30, la grand-messe dans la cathédrale accueillera sûrement beaucoup de Syriens catholiques », assure-t-il.
CADEAUX DE NOËL
L'archevêché de la Bekaa dispose également de deux foyers où sont hébergés une quarantaine de jeunes chrétiens syriens. « Nous sommes en train de contacter les maires des villages pour leur demander s'ils ont des maisons à louer et du travail pour les réfugiés syriens », poursuit Mgr Darwish.
Au même étage de l'archevêché, des bénévoles de l'Association gréco-catholique de bienfaisance finissent d'emballer 600 cadeaux de Noël, en les classant par âge et par sexe. « C'est nous qui achetons tous ces jouets », insiste Georges Chammas, vice-président de cette association vieille de cent vingt-sept ans qui dispose d'un budget annuel de 100 000 €, dont une moitié provient des rentes rapportées par les propriétés immobilières de l'archevêché.
« J'AI VU JÉSUS EN EUX »
Autre bel exemple de générosité libanaise : celui de Najat. Cette enseignante chrétienne du collège jésuite Notre-Dame de Jamhour, à Beyrouth, a hébergé chez elle entre décembre 2011 et février 2012, une famille syrienne catholique de trois enfants ayant fui en taxi leur ville de Koussair, dans la région de Homs.
« Ils étaient entrés en contact avec un jésuite de Jamhour mais, lui, ne savait où les envoyer… Comme j'avais de la place, j'ai proposé de les dépanner », sourit Najat avant d'ajouter que, ce soir de décembre 2011, elle a entendu résonner en elle le verset de l'Évangile : « J'étais étranger et vous m'avez accueilli ». « J'ai vu Jésus en eux », poursuit avec modestie la jeune femme qui continue de rendre régulièrement visite à ses protégés.
Le père qui était commerçant, a rapidement trouvé du travail ; depuis peu, il tient un salon de coiffure pour hommes dans la banlieue nord de Beyrouth, à proximité de l'école protestante où le fils de 9 ans et les jumeaux de 5 ans ont pu être inscrits gratuitement.
La mère a également trouvé un emploi de couturière. Si bien qu'avec ces deux salaires, le couple a déniché un appartement suffisamment grand pour accueillir les parents de la mère, arrivés d'Alep au printemps 2012, puis la belle-sœur de la mère venue avec ses deux jeunes enfants. « L'an dernier, nous étions allés à la messe de Noël ensemble ; nous avons continué tous les dimanches ; et ce Noël, nous serons à nouveau ensemble », conclut Najat.
ON SE DÉMÈNE POUR LES RÉFUGIÉS SYRIENS
Du côté protestant aussi, on se démène pour les réfugiés syriens. Dans l'étroit local de l'association pentecôtiste « Triumphant Mercy Lebanon » (la grâce triomphante du Liban), en plein quartier arménien d'Achrafieh, à Beyrouth, trois bénévoles confectionnent des dizaines de gâteaux au chocolat. La vente de ces gâteaux rapporte chaque mois quelque 180 €, ce qui, ajoutés aux dons récoltés auprès de la communauté pentecôtiste, permet de distribuer 300 € de colis alimentaires mensuels aux réfugiés syriens.
« Nous n'aidons que les chrétiens car les musulmans reçoivent beaucoup d'aides de la part du Qatar et du Koweit », affirme Janane Matar, l'épouse du pasteur pentecôtiste. « Souvent aussi, il nous faut aider les familles libanaises qui accueillent, car elles ne peuvent subvenir aux besoins de 6 ou 8 personnes supplémentaires », poursuit Janane, qui, comme tant d'autres Libanais, s'inquiète de l'enlisement de la situation.
« Que le régime Assad reste ou s'en aille, c'est égal… Nous ne pourrons pas durer des années comme ça, à accueillir des dizaines de milliers de réfugiés syriens ! »