Au fond de la sacristie, Souheil Bebo exhume de grands sacs-poubelle colorés les costumes qu'il a fabriqués en grande partie lui-même : des sacs de ciment, découpés et peints, sont devenus des tuniques de soldats romains, des sandales en plastique éviteront aux acteurs de porter leurs baskets et la grande croix de bois est déjà appuyée à côté de l'autel.
Côté casques, le sous-diacre de l'église Notre-Dame-de-Chaldée – électricien dans la vie civile – n'a pu éviter un léger anachronisme : les casques à plume côtoient les heaumes de chevalier du Moyen Âge… Mais peu importe, lors des répétitions qui s'enchaînent depuis deux semaines, il ne cesse de corriger une attitude, une manière de parler pour que le « spectacle de la passion du Christ ait l'air vrai ».
Sa chance ? Plusieurs des paroissiens de cette Église d'Orient, particulièrement présente en Irak et connue pour utiliser aujourd'hui encore la langue de Jésus, « ressemblent » au Christ lui-même. La maîtrise du soureth – version dialectale de l'araméen – est d'ailleurs une condition sine qua non pour rejoindre la troupe d'acteurs. « C'est la langue de notre Église », justifie Souheil Bebo. « Mais j'accepte les accents du sud ou du nord de l'Irak, et de Turquie ! »
La Passion est dans toutes les têtes
Le plus difficile est de jongler avec les emplois du temps chargés de ces jeunes issus de familles turques ou irakiennes, installées parfois depuis plus de vingt ans dans la Cité phocéenne, et baignant dans une double culture. Assidues aux répétitions, Valentine, 16 ans, qui jouera Marie Madeleine, et Morgane, 15 ans, qui « accompagnera Véronique »,affirment vouloir « faire de leur mieux », en ce Vendredi saint, pour faire revivre aux paroissiens le chemin de croix de Jésus.
La Passion est bien sûr dans toutes les têtes : celle du Christ, mais aussi celles de leurs frères et sœurs irakiens, surpris l'été dernier par l'irruption de Daech. « Malgré tout ce qu'on fait ici, on est tristes pour nos frères là-bas », reconnaît Alex Hanna Mansour, président et trésorier de l'association Saint-Ephrem chargée des activités culturelles de la paroisse.
Lui-même a quitté Dohouk, dans le nord du Kurdistan, lors de la guerre du Golfe. « Tous les jours, cinquante familles sortent d'Irak. Si cela continue, dans trois ans il n'y aura plus personne ! »
« Parfois les gens pleurent, et moi aussi »
Cela fait trois ans que le diocèse de Marseille a confié aux chaldéens cette église des années 1950, logée sous les pins parasols au milieu des barres d'immeubles sur les hauteurs de la ville. Avec leurs maigres moyens, les 150 « familles » qui composent Notre-Dame-de-Chaldée retapent progressivement les lieux, et tentent de se faire accepter de leurs voisins qui avaient perdu l'habitude d'entendre sonner les cloches…
Ancien secrétaire du patriarche Louis Raphaël Sako, revenu en France achever une maîtrise de patristique à l'Institut catholique de Paris, le P. Sakvan a la lourde tâche d'« assurer l'harmonie » entre des paroissiens d'origine turque « nés dans la mentalité kurde, plutôt traditionnels » et des Irakiens nettement « moins formalistes ».
Catéchisme le samedi, chorales d'adultes et d'enfants, préparation aux sacrements : la paroisse vit comme toutes les autres, mais plus intensément encore pendant la Semaine sainte depuis qu'il y a une dizaine d'années, Souheil Bebo a eu l'idée de ces spectacles qui remplissent désormais l'église.
« Grâce à ce chemin de croix, le Vendredi saint est vécu avec ferveur : parfois les gens pleurent, et moi aussi »,reconnaît le P. Sakvan. « La célébration la plus importante reste celle de la Résurrection, mais c'est difficile d'en parler aujourd'hui : il y a tellement de guerres, les fidèles ont du mal à trouver l'espérance. »
« Redonner l'espoir »
Depuis l'été, la mobilisation n'a pas faibli à Notre-Dame-de-Chaldée : prière chaque dimanche, mais aussi collecte de dons, voire constitution de dossiers pour l'accueil des candidats au départ. Une vingtaine de familles ont déjà rejoint Marseille.
« Nous les aidons sur le plan matériel, pour leurs démarches administratives », témoigne Soraya Doru, l'une des deux secrétaires de la paroisse. Comme les six frères de son mari, cette jeune mère de cinq enfants, d'origine turque, a proposé d'accueillir chez elle des réfugiés : « On ne peut malheureusement pas arranger les choses là-bas, mais on peut aider une famille en attendant qu'elle puisse être autonome. »
Comme tous les fidèles ici, elle a pourtant une histoire douloureuse, un déracinement forcé de Turquie il y a vingt-huit ans… « La Turquie comptait autrefois un tiers de chrétiens, aujourd'hui ce n'est même plus 0,… % », souligne-t-elle. « Nous, les Turcs, nous n'avons plus personne à aider chez nous, alors nous nous mobilisons pour l'Irak. Témoigner de notre solidarité, redonner l'espoir et montrer que, contrairement à ce que certains souhaitent, nous continuons à exister : c'est cela pour moi le message de Pâques. »
Anne-Bénédicte Hoffner