« Au Liban, je me suis tout de suite senti chez moi »
Au quartier assyrien de Sed el-Baouchrieh, le père Georges Youkhana, responsable de la paroisse, tente tant bien que mal d'aider les familles arrivées depuis quelques mois d'Irak : rations alimentaires, aides auprès des hôpitaux, inscriptions dans les écoles, distribution de vêtements. Il compte sur l'Église, certes, mais aussi sur des donateurs anonymes qui veulent alléger les peines de ces chrétiens arrachés à leur terre.
Le père Youkhana a inscrit dans ces listes toutes les personnes venues d'Irak et ayant frappé à la porte de l'évêché assyrien : assyriens, certes, mais aussi syriaques-catholiques, voire chaldéens et quelques familles yézidies et musulmanes.
Il tient des listes des familles inscrites, le nombre d'enfants, les problèmes auxquels elles ont fait face alors qu'elles étaient en route vers le Liban, comme cette femme qui a perdu trois membres de sa famille sur le chemin séparant Mossoul d'Erbil, ou encore leurs ennuis de santé, l'endroit qu'elles habitaient avant d'arriver au Liban... C'est que le quartier assyrien de Sed el-Baouchrieh abrite actuellement des réfugiés chrétiens, de diverses communautés, venus de Syrie et d'Irak.
« Au cours des derniers mois, quatre réfugiés chrétiens sont morts car l'on ne pouvait pas les hospitaliser. Trois étaient syriens, dont un homme âgé de 50 ans, et un irakien. Le HCR ne couvre pas les frais d'hospitalisation des Syriens et personne n'aide ceux qui viennent d'Irak », dit-il, soulignant qu'il vient de mettre en place une caisse pour couvrir ce genre de situation en cas de besoin.
Le père Youkhana, assyrien libanais, est triste pour ces chrétiens du Moyen-Orient que l'on arrache à leur terre. « Les chrétiens d'Irak se chiffraient à plus de deux millions sous Saddam Hussein, aujourd'hui il sont moins de 500 000 personnes. 100 000 sont partis avec l'instauration de l'État Islamique », rapporte-t-il. « Ce n'est pas qu'ils vivaient dans une démocratie en Irak sous Saddam Hussein, mais au moins, ils n'étaient pas en danger », ajoute-t-il.
Le père Youkhana, comme de plus en plus de chrétiens d'Orient, en veut « aux États-Unis qui, au lieu d'instaurer la démocratie et la justice, ont amené le fondamentalisme en Irak et à la France, car Paris envoie des avions pour transporter des chrétiens sans passeport ni visa vers l'Europe ».
Le religieux, comme nombre de descendants de chrétiens d'Orient ayant été massacrés par des groupes turcs et kurdes à la première moitié du XIXe siècle, voit d'un mauvais œil l'intérêt que l'Occident porte aux Kurdes et estime qu'il ignore la souffrance des chrétiens d'Irak et de Syrie qui sont parmi les premiers peuples christianisés du monde.
Le père Georges Youkhana, assyrien libanais, souligne que « les membres de ma communauté bénéficiant de la nationalité libanaise ne dépasse pas les 6 000 personnes ». Il se souvient de la guerre du Liban, des démarches effectuées – en vain – pour octroyer la nationalité libanaise à des chrétiens d'Orient vivant au Liban depuis des dizaines d'années, des personnes de sa communauté tuées sur les barricades...
Il indique en réponse à une question : « Si je veux parler en mon propre nom, pas celui de l'Église, je suis pour que les chrétiens d'Irak portent les armes pour se défendre et pour préserver leur terre. Il faut que quelqu'un les soutienne. »
(Repère : Qui sont les chrétiens d'Irak ?)
« Une vie qui n'a pas de sens sans l'Irak »
Une toute petite maison dans le quartier assyrien de Sed el-Baouchrieh. Khalil, 43 ans, et Haïfa, 37 ans, sont arrivés de Qaraqoch en juillet dernier. Ils sont syriaques-catholiques. Le frère de Khalil et son cousin, qui sont restés au Kurdistan, s'entraînent actuellement à manier les armes.
Khalil est père de quatre enfants, dont l'aînée Lara est atteinte de lupus, maladie chronique et incurable du système immunitaire pouvant provoquer la mort. « Nous avions les moyens... et nous avions l'habitude de venir au Liban pour le traitement de notre fille. Le travail marchait bien... Mais là, nous n'avons plus de quoi payer les hôpitaux et les médecins. Lara a besoin d'une greffe, et des analyses médicales devraient être effectuées à ses sœurs pour voir si elles portent la maladie », indique Khalil, qui était chauffeur de taxi avant de quitter l'Irak.
Lara, qui porte un chapelet en or autour du cou, parle avec son frère et ses sœurs en araméen, la langue des premiers chrétiens, celle du Christ. « Les enfants ne comprennent pas vraiment l'arabe. Ils l'apprenaient à l'école à raison de six cours par semaine. Si mon mari et moi pouvons nous exprimer clairement en langue arabe, c'est parce que, jusqu'à une quinzaine d'années, nous avions beaucoup plus de contacts avec la société musulmane », raconte Haïfa, qui laisse échapper ce lapsus : « Nous parlons chrétien. »
« Je n'ai jamais pensé qu'un jour je quitterai Qaraqoch. Je suis partie avec trois valises... La ville comptait plus de 50 000 chrétiens, toutes communautés confondues, et peut-être une centaine de musulmans. Nous nous sentions en sécurité. D'ailleurs, tous les chrétiens d'Irak qui se sentaient en danger après la chute de Saddam se réfugiaient chez nous », ajoute-t-elle.
« Moi non plus, je n'ai jamais pensé, jusqu'en juin dernier, qu'un jour je quitterai l'Irak... Le plus important pour moi, c'est d'assurer les soins nécessaires à ma fille. Je me suis inscrit auprès du HCR pour émigrer en Australie, au Canada ou en Suède... » renchérit Khalil.
« J'ai perdu un autre enfant à cause du lupus. C'était une fille. Elle avait 7 ans », dit-il les yeux embués de larmes et montrant la photo d'une fillette en costume d'école accrochée à un mur, probablement la seule image que la famille a transportée avec elle de Qaraqoch.
On voit d'autres images accrochées aux murs, celles d'une panoplie de saints. La maison est constituée d'une chambre, d'une salle de bains et d'une cuisine. On y remarque un vieux réfrigérateur, une armoire aux battants branlants, des matelas en éponge entassés au-dessus de ce meuble, un lit, deux canapés et quelques tables.
« Nos proches se sont réfugiés au Kurdistan. D'autres familles ont décidé malgré tout de rester à Qaraqoch, plus personne n'a des nouvelles d'elles », indique encore Haïfa.
Khalil et Haïfa sont sûrs qu'ils retourneront un jour un Irak, « même dans dix ou vingt ans », disent-il. « Il faut du temps pour que ça se calme mais nous reviendrons. Notre vie n'aura pas de sens si nous ne rentrons pas un jour chez nous », ajoute Haïfa.
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« Où serai-je demain ou dans dix ans ? »
Fady, 41 ans, sait qu'il ne reverra plus jamais son pays natal. Initialement diacre dans une église assyrienne de Bagdad, il est arrivé il y a quelques jours au Liban. Il est marié et père de quatre enfants. Cela fait huit ans déjà qu'il a quitté la capitale irakienne.
« Je suis diplômé en philosophie et théologie de l'Université de Babel, à Bagdad. Nous n'étions pas libres sous Saddam Hussein, mais nous n'étions pas en danger non plus... Les choses ont véritablement basculé en 2006... Les gens ont commencé à nous insulter dans la rue, à boycotter les commerçants chrétiens, à enlever les personnes de la communauté pour les libérer contre des rançons », dit-il.
En janvier 2006, divers attentats avaient été perpétrés contre des églises à Kirkouk et à Bagdad.
Fady décide de quitter l'Irak peu après. Il se rend en Syrie, présente une demande d'asile auprès du HCR et attend un éventuel départ pour le Canada. La guerre éclate en Syrie et le diacre préfère rentrer en Irak, mais pas à Bagdad. Il décide d'élire domicile dans un village de la plaine de Ninive qui abrite la majorité des chrétiens d'Irak. En juin 2014, il est obligé de partir. Il arrive au Kurdistan et part ensuite en Turquie.
« Nous sommes restés deux mois en Turquie. Ma mère ainsi que ma sœur et sa famille y sont toujours. Elles ont présenté des demandes d'asile auprès du HCR. Je viens de prendre rendez-vous auprès de l'institution onusienne à Beyrouth », raconte-t-il.
Fady est pudique. Il ne parle pas de ses déboires, de ses problèmes et de son dernier périple qui l'a mené de Ninive à Beyrouth. Il a tellement erré à la recherche d'un abri sûr, d'une terre d'accueil, qu'il ne peut plus se projeter dans l'avenir. « Où serai-je demain ou dans dix ans? Je ne sais pas. Je fais confiance à Jésus-Christ, il ne me lâchera pas », dit-il. « Il y a quelques jours, quand je suis arrivé au Liban, je me suis senti chez moi. Contrairement au Kurdistan et à la Turquie, ici l'on parle ma langue, je peux communiquer avec les personnes que je croise dans la rue. Et contrairement à l'Irak, ici les chrétiens vont librement à l'église et ne se sentent pas en danger », dit-il.
Fady n'a pas encore trouvé un logement ou un travail. L'Église assyrienne est en train de l'aider.
« Nous avons besoin du soutien de tous. Celui des organisations et des fondations internationales, et celui de toute personne capable d'aider quelle que soit la dimension de l'aide. Le Liban compte 40 000 familles de déplacés syriens chrétiens sur 1,2 million de réfugiés syriens. Le pays compte depuis juin dernier plus d'un millier de familles chrétiennes venues d'Irak. Il faut les aider à survivre, les soutenir par tous les moyens pour qu'ils ne quittent pas leur Orient natal », souligne en conclusion le père Youkhana.
Si vous voulez soutenir les réfugiés qui se présentent à la paroisse Saint-Georges des assyriens à Sed el-Baouchrieh, vous pouvez vous adresser au père Georges Youkhana en composant le 70/716907.
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