ROME, 24 février 2015 (Zenit.org) - Les martyrs chrétiens du Moyen-Orient, qui donnent « la priorité à la foi », sont « un appel à la conversion » pour l'Occident et sa « culture de l'individualisme, du plaisir et de l'argent », souligne Mgr Sako.
Mgr Louis Raphaël Sako, patriarche de Babylone des Chaldéens, a été hospitalisé en Italie, à San Giovanni Rotondo, dans l'hôpital fondé par Padre Pio, pour une intervention chirurgicale. Le 19 février, avant de partir pour Rome, puis pour Bagdad, il a accordé un entretien à Zenit.
Il évoque notamment la situation actuelle, l'engrenage idéologique des djihadistes et les possibilités de dialogue interreligieux en Irak, où « la dimension de la souffrance, sur le plan purement humain, rapproche » musulmans et chrétiens.
Zenit - Comment comprendre le sens de ce que vivent les chrétiens au Moyen-Orient ?
Mgr Louis Raphael Sako - Le sens, c'est la priorité de la foi. Ces gens se sacrifient pour l'amour de ce qu'ils vivent. Leur sang a un sens très grand et profond. Comme le dit Jésus : « Personne n'a de plus grand amour que celui-ci : donner sa vie pour ses amis » (cf. Jn 15,13). Pour eux, Jésus est le modèle. Le sang des martyrs est pour nous une grande force et une source d'espérance. Comme l'a dit Tertullien : « Le sang des martyrs est semence de nouveaux chrétiens ». Ainsi, nous pouvons dire que c'est la mort, mais c'est aussi la vie. Comme l'a aussi dit le Seigneur : « Ne craignez pas ceux qui tuent le corps sans pouvoir tuer l'âme » (Mt 10,28). Pour moi, l'Occident doit voir dans le modèle de ces martyrs un appel à la conversion, à la religiosité et à la foi. S'il y a des problèmes ici aujourd'hui, c'est parce qu'il y a un vide. La société occidentale est en train de perdre ses valeurs religieuses ; il y a une culture de l'individualisme, du plaisir et de l'argent qui ne satisfait pas l'homme qui tend vers l'absolu.
Comment interpréter le phénomène des « combattants étrangers » ?
Je comprends pourquoi ces djihadistes occidentaux vont faire la guerre sainte : parce qu'ils cherchent un idéal. L'Isis montre une force sur le plan de la communication, mais aussi sur le plan religieux. Ils ont pour idéal de former un État religieux. Ils ont le sens du martyre. Pour eux, il s'agit d'une guerre sainte. Aucune guerre n'est jamais juste. Ils ont un idéal du paradis qui dérive d'une interprétation littérale du Coran. (...) Ils ne comprennent pas le pluralisme et ils pensent que les autres ont falsifié la religion. Le mouvement d'islamisation correspond à une mission qu'ils considèrent avoir reçue. Sinon, ils pensent qu'ils iront en enfer.
Existe-t-il un problème dans l'approche du Coran ?
Oui, certainement. Prenons un exemple. Dans le Coran, il y a ce qu'on appelle les « versets de l'épée », qui, d'une certaine façon, justifieraient l'usage de la violence. Rappelons que Mahomet lui-même s'est lancé à la conquête de La Mecque avec une armée. Et la dimension du djihad passe d'une lutte spirituelle, intérieure - pensons, dans le monde chrétien, aux pères du désert - à une lutte qui voit son ennemi à l'extérieur. Les musulmans doivent lire ces textes de manière symbolique. Ils doivent pouvoir faire une exégèse. Ils n'ont pas d'herméneutique. Quand Isis décapite quelqu'un, il le fait selon une interprétation de la loi musulmane. Pour eux, c'est Dieu qui l'a dicté. Tout est divin et même un peu magique. Ils le font selon leur foi.
Dans le diocèse de Bagdad, et en général dans l'Église irakienne, existe-t-il un espace pour le dialogue entre chrétiens et musulmans ?
La dimension de la souffrance, sur le plan purement humain, rapproche les deux religions. Par exemple, à Bagdad, il y a un hôpital, le « Saint Raphaël », où l'on accueille les musulmans comme les chrétiens. Et dans toutes les salles de l'hôpital, il y a une croix et même une image de la Vierge Marie. Padre Pio aussi est un lien entre musulmans et chrétiens. Dans le quartier Palestin de Bagdad, à l'intérieur de la paroisse de « La Vierge Marie » dont le curé est l'évêque auxiliaire, Mgr Warduni, il y a une statue de Padre Pio. Les gens le connaissent. Les chrétiens comme les musulmans s'arrêtent pour y prier. Ce sont de petits exemples qui nous montrent qu'un dialogue est possible. C'est à nous, chrétiens, de prendre l'initiative. La présence chrétienne en Irak est importante. Nous aidons les musulmans à s'ouvrir.
Que conseilleriez-vous au monde et aux hommes de notre temps ?
Pour un monde meilleur, il faut une réforme des religions. Dans le sens où elles sont appelées à re-proposer, « mettre à jour », ré-évangéliser et donc à rendre accessible leur message. En second lieu, il faut donner un sens et une nouvelle espérance à la vie humaine. Il faut ensuite une politique internationale plus juste et ouverte qui respecte les droits humains de tous. Tous les hommes sont faits à l'image et à la ressemblance de Dieu. Enfin, une réforme de l'économie est urgente. Qu'il y ait plus de justice entre les riches et les pauvres.
Comment jugez-vous la crise libyenne, la progression du califat et la stratégie de communication des terroristes, qui menacent « Nous sommes au Sud de Rome » ?
C'est un piège. L'Italie doit faire attention à ne pas faire la guerre. On peut choisir de contrôler les frontières mais c'est peut-être plus important de surveiller ceux qui sont déjà là. Les groupes fondamentalistes endormis sont plus dangereux. Mieux vaut ne pas commencer une guerre dont on ne sait pas comment elle terminera, comme ont fait les Américains en Irak. Et maintenant, nous avons aussi la guerre en Syrie depuis désormais quatre ans.
Les Pères de l'Église disent que la colère naît toujours d'une blessure. Comment l'appliquer à ce qui se produit actuellement ?
Aujourd'hui, nous nous trouvons devant un homme blessé. Nous avons de nouvelles pathologies spirituelles. Ce n'est pas un hasard si le pape François parle de l'Église comme d'un hôpital de campagne après une bataille. En Irak, l'intervention des forces militaires occidentales a entraîné la destruction de tout, alors qu'on pensait qu'il serait possible de commencer quelque chose de nouveau. Mais de quelle manière ? Peut-être n'avait-on pas bien étudié la question. Il y a eu le changement de régime mais les gens attendaient davantage. Où est la sécurité ? Sans sécurité, on ne vit pas. Il fallait éduquer les gens à la liberté et à la responsabilité, à la démocratie. Une guerre est toujours quelque chose de mauvais et provoque de nouvelles blessures, dont beaucoup ne sont pas encore guéries.
Comment l'Église irakienne se fait-elle proche des souffrances de son peuple ?
Nous pouvons le résumer en trois points : le service envers les pauvres et les derniers ; la protection et la préservation de l'identité chrétienne et puis le dialogue avec la religion musulmane.
Nous donnons donc la priorité aux familles réfugiées. Il y a environ 120.000 chrétiens et plus de deux millions de musulmans. Nous nous demandons comment être proches et présents parmi les gens qui souffrent. Nous leur donnons à manger, à boire, nous donnons des médicaments, nous faisons ce que nous pouvons. L'Église est la seule à le faire. La Conférence des évêques d'Italie nous a aidés, ainsi que le Vatican et Caritas. Les gens sont très touchés quand l'Église est proche. Mais en même temps, nous nous sentons appelés à défendre et à protéger la présence chrétienne, les droits des chrétiens. Sur ce point, il y a un effort avec le gouvernement central irakien, parce que la présence chrétienne est historiquement importante. Ensuite, nous cherchons le dialogue avec les représentants de l'autorité religieuse musulmane.
Sentez-vous la proximité du pape François ?
Oui, bien sûr. Je l'ai rencontré trois fois. Il m'a toujours encouragé et donné de la force. Il a aussi envoyé deux messages, dans une vidéo et dans une lettre. Elle a été lue en présence du cardinal Barbarin [archevêque de Lyon], il y a eu une procession et plus de 5.000 chrétiens se sont réunis dans l'église. Il est très proche, il prie pour nous. Récemment, il a aussi envoyé le cardinal Filoni comme envoyé spécial.
Traduction de Constance Roques