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Par Fady NOUN | 25/04/2012
Elle s'appelle Émilie Partellas et elle est maronite chypriote. Mais depuis la visite et l'hommage que vient de lui rendre la Fondation maronite dans le monde, son nom est résilience.
Ne compliquons pas les choses. Qu'est-ce qu'un maronite ?
À cette question que les maronites eux-mêmes se sont posée, et à laquelle ils ont apporté mille et une savantes réponses, notre guide, Tony Hajji Yannadis, apporte la plus simple des répliques : « Un maronite, dit-il, c'est un bon chrétien, un bon père de famille, un bon époux. » Point à la ligne.
Et ce n'est pas compliqué. Nous sommes une soixantaine de personnes et personnalités en excursion dans la République turque de Chypre, un pays que seule la Turquie reconnaît. À l'initiative de la Fondation maronite dans le monde, que Michel Eddé porte à bout de bras, nous en visitons les quatre villages maronites : Kourmakitis, Karpasha, Assomatos et Aya Marina (Sainte-Marina), comme à la recherche d'un membre disparu de la famille.
Excursion n'est donc pas le véritable mot pour ce dimanche d'avril. Nous sommes là aussi, et notre guide le répète, en mission de solidarité avec une communauté de 8 000 personnes environ, des maronites d'un autre lieu, et surtout d'un autre temps. Des maronites d'un temps antérieur à l'invasion et à la partition de l'île par les troupes turques en 1974, et dont l'attachement à leurs villages, situés en zone turque, a été si fort qu'ils se sont cramponnés à leurs terres, refusant de céder à la panique. Poussés à l'exode, d'autres ont décidé de revenir régulièrement sur place pour la messe du dimanche.
Messe à Kormakitis
Tanguant sur une route relativement bien asphaltée, mais trop étroite et pas assez plate pour sa masse, notre pullman traverse une plaine boisée de pins méditerranéens, et tapissée de vignes et d'oliviers. Nous roulons depuis deux heures environ, dans un paysage serein. La crête de montagnes se détache au loin sur l'azur du ciel, comme un poing américain. Enfin, nous apercevons le grand bourg de Kormakitis, notre première destination, identifiable aux deux tours carrées de son église.
Nous sommes en retard pour la messe, que l'évêque maronite de Chypre, Mgr Youssef Soueif, a déjà commencée. Mais nous n'avons aucune peine à prendre l'office en marche. Les grandes lignes de la liturgie maronite sont les mêmes, à cette nuance qu'aux séquences arabes et syriaques traditionnelles au Liban s'enchaînent, à Kormakitis, des moments grecs et des mélodies occidentales. Les chantres ont retenu de mémoire les répons en arabe, qu'ils récitent avec un fort accent local. La lecture de l'épître échoit à Ziyad Baroud.
Soudain, des anges passent. Inconnu pour nous, le chant précédant les paroles de consécration, repris par toute l'assemblée, est d'une splendeur à couper le souffle. Cette séquence n'appartient ni à la liturgie maronite ni à la liturgie byzantine. Il s'agit d'une mélodie occidentale avec des paroles grecques, précisera l'évêque. « C'est le signe par excellence d'un éclectisme très maronite », assure-t-il. On emprunte librement aux différentes traditions, sans complexe, les belles choses qu'on y trouve. Librement !
Dans son homélie, l'évêque maronite décrit la présence des maronites sur l'île comme une véritable épopée. De fait, il fut un temps où Chypre ne comptait pas moins de 60 villages maronites, nous apprend l'histoire. Un réservoir humain où la dynastie des Lusignan, Saint-Louis de France et le royaume de Venise puisèrent généreusement. Les guerriers maronites, descendants des Mardaïtes, disait-on, étaient redoutés. C'était l'âge d'or.
C'était aussi d'autres temps. La conquête ottomane de 1571 mit fin dans le sang à cette période historique. Les maronites furent décimés. 25 000 guerriers furent tués à la seule bataille de Famagouste, 10 000 autres couchés à Limassol, racontent les chroniques. Un véritable génocide avant le mot. Beaucoup de maronites choisirent, à l'époque, de se convertir à l'islam, pour rester vivants. Vers la fin du XIXe siècle, avec le déclin de l'Empire ottoman et l'arrivée des Anglais sur l'île, ils renouèrent avec leur foi d'origine. Cet épisode marqua le déclin définitif des maronites, qui ne comptèrent plus face aux deux grandes communautés orthodoxe et sunnite.
Le guerrier et le paysan
Mais la fin du guerrier ne signa pas la fin du maronite. Lui survécut le paysan. Encore un exemple de résilience. Le lien à la terre, qui lui était antérieur, survécut au lien au pouvoir. Ce lien à la terre, constitutif de la communauté de saint Maron, rapproche les maronites de Chypre de leurs frères et sœurs du Liban. Les deux communautés, qui ont beaucoup souffert de la guerre et des exodes, ont beaucoup à se dire. Beaucoup à dire aussi aux Palestiniens chassés de leurs foyers et jetés sur les routes, en 1948, et qui languissent après leurs terres et leurs maisons, qu'un occupant impitoyable s'est approprié sans retour.
L'héroïne de la journée
De Kormakitis, nous quittons pour Assomatos, non loin de là. Nous sommes sur place pour honorer Émilie Partellas, une octogénaire qui, contre vents et marées, est restée dans son village et qui en est aujourd'hui, oui, l'unique habitante d'origine. Elle partage l'espace avec les soldats et soldates d'un contingent turc qui n'ont pas grand-chose à faire, pour y maintenir la sécurité, sinon nous interdire de prendre des photos.
Mais nos yeux sont là pour témoigner qu'il n'y a à Assomatos aucun secret militaire à cacher, sinon celui d'une période historique dépassée dont la grille de lecture tombe un peu plus en poussière chaque jour.
La seule chose stratégique dans le village désert d'Assomatos, aujourd'hui, est la résilience de cette veuve qui s'est tatouée sur l'avant-bras la date de la chute de la partie nord de l'île, et dont la modeste demeure est, aux mots de l'évêque maronite de l'île, Youssef Soueif, « sa cathédrale ».
C'est dans cette demeure, dont l'étroit porche a été tapissé de fleurs jaunes pour nous accueillir dignement, que cet énergique évêque puise la force de remplir sa difficile mission : être le pâtre d'un troupeau chassé de son enclos, dispersé entre Nicosie, Limassol et Larnaca, et lui insuffler l'esprit du village, c'est-à-dire les valeurs chrétiennes qui ont été les siennes depuis son arrivée, par vagues successives, à Chypre.
Pour témoigner de ces valeurs, Mgr Soueif n'a de meilleur auxiliaire que le visage buriné et ridé de cette vieille qui lui baise la main en signe de révérence. À cause de son grand âge, elle avait fini par se résigner à se rendre chez sa fille, à Nicosie. Mais à la demande de l'évêque, elle a renoncé à son projet et décidé de rester sur place en signe de témoignage.
Sa fille Maria est là aussi pour partager sa joie, mais n'a pas l'autorisation de rester au village après la nuit tombée. Elle ne peut même pas visiter sa maison, aujourd'hui occupée par le commandant militaire du secteur, et que sa famille a abandonnée trois mois seulement après en avoir achevé la construction...
Au cours d'une cérémonie organisée à l'église, et dans une cohue journalistique bien libanaise, Mgr Soueif transmet à Émilie Partellas la bénédiction patriarcale qui lui est adressée, après une exhortation inspirée de l'événement. À son tour de parole, elle lit, sans l'aide de lunettes, le texte de remerciements qu'elle a rédigé pour l'occasion. Elle reçoit ensuite en cadeau une photo où on la voit assise, à côté du patriarche Raï, lors d'une récente visite pastorale aux villages maronites de Chypre. Le patriarche a pleuré d'émotion, au cours de sa visite, confie l'évêque. Suivent une collation et des rafraîchissements chez le maire, heureux de cette visite qui sort de l'ordinaire, mais un peu déçu qu'on ne lui accorde pas l'après-midi.
Karpasha
Visite terminée, collation prise, nous prenons la direction du village de Karpasha, un autre village maronite qui, pour des raisons stratégiques incertaines à nos yeux, est considéré périmètre militaire. N'y vivent ou survivent qu'une vingtaine de maronites, encore que quelques dizaines de villageois y viennent par intermittence le dimanche, quand la messe est assurée, histoire de vérifier que les maisons sont toujours là.
L'église de La Croix, où nous pénétrons, recèle une peinture murale de l'archange saint Michel, protecteur du village, auquel il aurait donné son nom. Elle abrite aussi une grande croix peinte en icône, que tout le monde vénère. À la sortie de l'église, les plus forts et habiles des visiteurs font sonner la cloche à toute volée. Taraudés par l'horaire, nous la quittons sans prêter attention à l'un des habitants qui la sonne à son tour pour notre groupe qui lui tourne le dos... Là aussi, la collation est prête, mais la visite trop brève pour donner lieu à un moment de vérité. Les canettes de boissons rafraîchissantes jurent un peu avec les citronniers lourds de leurs fruits jaunes qui parsèment le paysage.
La présence de l'évêque compense probablement, aux yeux des quelques villageois que nous saluons et remercions, notre passage trop furtif. L'événement est peut-être dans l'immense pullman qui négocie les étroits tournants du village.
Investir à Chypre...
De Karpasha, nous revenons vers Kormakitis, pour un déjeuner organisé en notre honneur. Le député maronite de Chypre, Anthony Haggi Russo, profite de la présence sur place de quelques-unes des grandes fortunes de la communauté pour appeler les hommes d'affaires libanais à investir à Chypre, où les terrains disponibles ne manquent pas. L'Ordre libanais maronite (OLM) possède, dit-on, de très larges superficies de terrains cultivables. L'industrie agroalimentaire pourrait donc utilement assister le désir de l'église de ramener ses fidèles dans leurs villages, et de les voir par là renouer avec les vertus chrétiennes. Car la nouvelle génération ne veut plus rien savoir du « folklore » parental. Pour elle, la vie de village n'est plus une option, et être un jeune maronite de Nicosie c'est songer à un appartement, à un bon diplôme et à un job rémunérateur, loin du village et de sa misère.
C'est vers Nicosie que nous nous dirigeons, nous aussi, à la fin de cette incursion de quelques heures dans la partie nord de Chypre. Après un temps de repos au siège de l'archevêché maronite, nous repartons pour les deux dernières étapes de notre visite : le village d'Aya Marina et le couvent Saint-Élie de l'ordre des moines libanais.
Si la visite aux trois premiers villages maronites fut géographique, la visite à Aya Marina est seulement humaine. Le village est inaccessible, et a été pratiquement rayé de la carte par la Turquie, qui y a installé une importante base militaire. Ses habitants se sont retrouvés dans la partie grecque de l'île, toujours en groupe, mais déplacés. Nous les rencontrons dans leur église, le temps d'une prière, avant de nous diriger vers le couvent Saint-Élie, dernière étape de cette journée de récapitulation d'un passé omniprésent.
Un bâtiment en attente
L'imposant couvent Saint-Élie se dresse sur un léger promontoire, au milieu d'une plaine déserte. Il semble insolite dans cet environnement, et il est certain qu'il est en ce moment sous-employé. Un seul moine-prêtre l'occupe, un musicologue de grand talent natif de Nicosie, en attendant que des vocations plus neuves s'éveillent. Dans l'entrée sont accrochées les photos des deux historiques couvents dédiés à Saint-Élie, proches d'Aya Marina, devenus enclos à bétail après 1974 et mangés par les plantes sauvages. Une messe annuelle y est de nouveau célébrée pour la fête de saint Élie (20 juillet), après une trentaine d'années d'interruption.
Le retour au Liban est bienvenu. L'aéroport de Larnaca n'a pas bougé de place. Une trentaine de minutes de vol, et nous voilà de nouveau en train d'applaudir le capitaine de l'avion, qui a effectué un atterrissage – presque – parfait.
Qu'est-ce donc qu'un maronite ? Qu'il vienne de la montagne ou de la ville, qu'il parle arabe ou anglais, qu'il soit parfois insensible ou fanatique, qu'il soit fidèle à la tradition antiochienne ou totalement ignorant, qu'il assiste à la messe dans sa paroisse ou chez les Latins – ou parfois pas du tout –,
un maronite, c'est un bon chrétien, l'homme d'une seule parole.
Et s'il dit qu'il va revenir, c'est qu'il reviendra.
JTK = Envoyé de mon iPad.
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