À Alep, « les chrétiens ont dû négocier un espace vital avec le régime »
L'historien Bernard Heyberger, directeur à l'École des hautes études en sciences sociales (EHESS), spécialiste des chrétiens d'Orient, souligne que depuis l'arrivée du parti Baas au pouvoir, les chrétiens restés en Syrie ont dû passer des compromis avec le régime.
De quand date la présence chrétienne à Alep ?
Bernard Heyberger : Elle remonte à l'Empire romain. Jusqu'au XI-XIIe siècle, les chrétiens étaient majoritaires. Le basculement a lieu sans doute à la suite de l'invasion dévastatrice des Mongols (1260).
Les chrétiens reviennent au XVe siècle alors que la ville prospère. Ils s'installent dans les faubourgs nord-ouest, dans le quartier de Jdaydé, hors des remparts. Les églises sont regroupées dans une petite cour au centre de ce quartier. La plus intéressante d'entre elles, celle des Quarante-Martyrs des Arméniens, a été détruite il y a quelques semaines.
Le quartier est composé d'un noyau de chrétiens, mais il est aussi investi des signes de l'islam : le cimetière, par exemple, appartient au waqf de la mosquée. Les notables possèdent de très belles maisons avec un mur aveugle sur rue, une cour et un salon ouvert pour prendre l'air. Au XIXe siècle, la ville se modernise et le quartier s'étend à celui de Azizié, au nord-ouest.
Quelles sont ces communautés chrétiennes ?
B.H. : Les plus nombreux sont les Grecs (melkites), puis les Arméniens, les syriaques et les maronites. Il y a aussi quelques assyro-chaldéens. Ils sont originaires des campagnes syriennes, d'Anatolie (Sassoun dans la Turquie actuelle, à l'ouest du lac de Van), ou de Haute-Mésopotamie.
Au XVIIIe siècle, ils se divisent entre catholiques et orthodoxes. Au XIXe siècle apparaissent des protestants convertis par des missionnaires. Beaucoup des chrétiens arméniens et syriaques actuels sont en fait des descendants des réfugiés du génocide de 1915. Le monument aux victimes arméniennes du génocide de l'église des Quarante-Martyrs a également été détruit récemment.
Au XVIIIe siècle, Alep est le centre d'une « renaissance chrétienne ». Une école originale de peinture d'icônes y fleurit alors. On y écrit et on y traduit beaucoup. Ce sont les chrétiens d'Alep qui initient la première imprimerie en arabe. Ces pionniers ont contribué à moderniser la langue, préparant la « renaissance arabe » du XIXe siècle. Parmi eux, Germanos Farhat, archevêque maronite, dont une statue se dresse devant l'église, à Jdaydé.
Alep a-t-elle toujours été prospère ?
B.H. : Elle l'est du XVe au XVIIe siècle. Les chrétiens sont alors artisans du textile et de la construction. Le nom chrétien Hajjar veut dire « tailleur de pierre ». Ils sont aussi orfèvres et boulangers. Certains deviennent marchands au long cours. Ils s'associent financièrement avec les musulmans. Ceux-ci leur confient un capital, et eux font le voyage pour conclure des affaires. Les épices ont transité par Alep jusqu'au milieu du XVIIe siècle. Le commerce de la soie s'y est maintenu encore au XVIIIe.
Aux XVIIIe et XIXe siècles, la période s'avère plus difficile, à cause des épidémies, des tremblements de terre et des désordres politiques. Les flux commerciaux s'inversent. L'artisanat local est concurrencé par l'industrie européenne. Les chrétiens s'en sortent mieux que les autres. Collaborateurs privilégiés des marchands français, notamment Marseillais, des Anglais et des Hollandais, assez nombreux dans la ville, ils importent les produits européens. Jusqu'à nos jours, les familles chrétiennes étaient dans le coton. Elles approvisionnaient le marché européen en matière première ou en produits finis.
Quelles étaient leurs relations avec les musulmans ?
B.H. : Beaucoup de chrétiens cohabitaient avec les musulmans dans une même impasse ou une même rue. Il existait une solidarité de quartier, avec de temps en temps des problèmes de voisinage. Les deux communautés entretenaient des liens d'affaires. Dans l'ensemble, cela fonctionnait assez bien.
Alors que la ville était victime d'une attaque de sauterelles, un patriarche grec du XVIIe siècle raconte que le gouverneur a organisé une procession autour de la ville avec les musulmans, les chrétiens et les juifs psalmodiant chacun de leur côté. Le même rituel pouvait être organisé pour faire tomber la pluie. Saint Georges, vénéré par les chrétiens, l'était aussi par les musulmans, qui l'appelaient Khidr. Dans la citadelle, on peut voir encore un catafalque réputé de Saint Georges. Il est probable que s'il tombe entre les mains de Daech, il sera détruit.
Y a-t-il eu des attaques contre les chrétiens ?
B.H. : Au XIIe siècle, après une attaque des croisés sur la ville, quatre églises ont été détruites. Ensuite, il faut attendre 1850 pour que des émeutes antichrétiennes éclatent à Alep. Elles ciblent des églises et des institutions communautaires, les détruisant en partie. Ces événements sont en partie liés à la crise économique et aux réformes fiscales et politiques décidées par la Sublime Porte. Seuls les quartiers chrétiens les plus riches ont été touchés. Ces émeutes ont été moins meurtrières que celles qui éclatèrent dix ans plus tard à Damas, et qui entraînèrent un départ massif de chrétiens vers le Liban.
Les chrétiens sont-ils encore nombreux au XXe siècle ?
B.H. : Dans les années 1960, l'élite chrétienne a commencé à partir en raison des nationalisations des entreprises et des écoles sous le régime baasiste. Ceux qui sont restés ont passé des compromis avec le régime. Les Arméniens ont ainsi pu conserver leurs écoles.
Dans ces années-là, la ville connaît une explosion démographique musulmane. Les chrétiens plus éduqués ont moins d'enfants. Les musulmans, sous l'effet de l'exode rural, affluent des campagnes vers la ville.
Quel a été le sort réservé à Alep par la famille Assad ?
B.H. : Hafez Al-Assad, le père de l'actuel président, a maltraité la ville. Le régime a rasé des vieux quartiers, symboles de l'ancienne bourgeoisie. Le pouvoir était concentré à Damas. Dans les années 1970, les Frères musulmans étaient très actifs à Alep.
La politique de libéralisation économique et de dynamisme industriel de Bachar Al-Assad, arrivé au pouvoir en 2000, a profité à Alep et aux chrétiens. Mais cette prospérité n'empêchait pas les projets de départ à l'étranger, pour des raisons économiques mais aussi en raison de l'inquiétude vis-à-vis de la montée du fondamentalisme musulman.
Depuis les années 1960, à Alep comme ailleurs en Syrie, les chrétiens ont dû négocier un espace vital dans un régime qui n'en laisse pas beaucoup.
Recueilli par Agnès RotivelEnvoyé de mon Ipad
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