La nuit du 5 au 6 août 2014 avait commencé sous le signe de la fête. Comment les Shamasha - famille de syriaques (2) catholiques enracinée depuis des temps immémoriaux dans la plaine de l'antique Ninive (capitale de l'ancien Empire assyrien), au nord de l'Irak - auraient-ils pu se douter que ce serait leur dernière nuit à Qaraqosh ? Deux jours plus tôt, le retrait des peshmergas (forces armées du Kurdistan irakien) devant l'avancée de l'Etat islamique à Sinjar, proche de la frontière syrienne, aurait dû les alerter. Mais leur départ de la première ville chrétienne d'Irak semblait d'autant plus inconcevable que les peshmergas l'avaient sécurisée au lendemain de la prise de Mossoul (à une trentaine de kilomètres) par les islamistes, le 10 juin. La vie s'était arrêtée un temps à Qaraqosh, avant de reprendre son cours. Diacres de père en fils, les Shamasha continuaient « d'aller à la messe comme avant », témoigne Naji, 62 ans, père de six enfants. « La vie était presque normale. » Presque...
Dans la journée du mardi 5 août, Naji célèbre le mariage de son fils cadet sous la coupole d'une église syriaque catholique. Le soir-même, sept cents personnes sont de la fête, puis regagnent leurs pénates. Naji et sa femme, Basina (55 ans), vivent avec leurs trois plus jeunes enfants, la vingtaine. L'aîné, Milad, 33 ans, vit avec sa femme Rita et leurs deux enfants. A 3 heures du matin, les premiers échanges de tirs entre les islamistes et les peshmergas retentissent. A l'aube, un obus s'écrase en plein centre-ville, à 500 mètres de la maison de Milad, tuant trois personnes. « Dans la rue, les gens paniquaient. La ville a aussitôt commencé à se vider de ses cinquante mille habitants », dit l'ingénieur en informatique, qui trouve une voiture pour emmener sa famille à Ankawa, le quartier chrétien d'Erbil. Onze heures de route pour rallier la capitale de la région autonome du Kurdistan, à seulement 70 kilomètres à l'est. Des dizaines de milliers de villageois viennent grossir l'exode. A Ankawa, cent mille personnes entreront en une nuit dans un quartier de trente mille habitants.
A son arrivée, Milad apprend que les peshmergas s'apprêtent à se retirer de Qaraqosh. Il prévient son père qui part avec femme et enfants pour un voyage au bout de la nuit, avant que l'enfer ne s'abatte sur la ville. Le lendemain, Qaraqosh tombe. A ce jour, personne n'y est retourné.
En partant, les Shamasha pensaient se mettre à l'abri momentanément. Ils n'ont donc rien emporté. Propriétaire d'une supérette, Naji a pu sauver mille cinq cents euros. Milad a conservé son ordinateur : « Abandonner votre ville natale en une heure, c'est comme dans un film. On fait semblant d'oublier et de vivre, mais on a toujours la tête là-bas », explique-t-il en faisant défiler des photos-souvenirs. Son passé pèse dix gigas. Asma, 6 ans, a oublié sa poupée dans l'urgence du départ. Mimant des tirs de mitrailleuses, elle imagine comment « les Daech sont venus et ont tout pris dans [sa] chambre sauf [sa] peluche ». « Ils n'en ont pas besoin ! », explique-t-elle. Elle est si sûre de la retrouver un jour, là où elle l'a laissée...
A Ankawa, entassés avec des dizaines de réfugiés dans des logements de proches de la famille, les Shamasha réalisent qu'ils ne reverront pas Qaraqosh de sitôt. Les frères ont beau trouver du travail dans le bâtiment, la moderne Erbil reste un havre de paix précaire. Mieux vaut ne pas s'y éterniser. D'autant que la France s'est dite prête à favoriser l'accueil des chrétiens ayant des liens avec des personnes résidant dans l'Hexagone. Une chance pour les Shamasha. Noël, le beau-frère de Naji et employé consulaire à la retraite, vit à Nantes. Il sait quoi faire : il se met en relation avec le consulat d'Erbil fin août, se porte garant pour ses proches et promet de prendre en charge les billets d'avion. Dès lors, tout va très vite. Les demandeurs d'asile reçoivent leur visa (3) le 18 octobre et s'envolent pour Paris le 26. Dès le lendemain, ils emménagent à Nantes dans une maison mise à disposition par le diocèse. C'est là, dans le quartier de Viarme-Talensac, qu'on les retrouve dans une pièce à moitié meublée, volets fermés. Pour l'heure, ils vivent de la solidarité familiale et associative, du RSA, et bénéficient de la CMU. Inscrits à Pôle emploi, ils apprennent le français. Rita et Naji ont la mine sombre. Asma et Rans, son petit frère, leur redonnent parfois le sourire en répétant les phrases de français apprises à l'école. Bientôt, les Shamasha recevront un titre de séjour de dix ans et déménageront dans un logement social à Saint-Herblain. Un nouveau départ de plus.
Si Naji se dit « très reconnaissant de l'accueil de la France », il reste inconsolable : « C'était un coup fatal de quitter Qaraqosh le 6 août, et un autre de quitter l'Irak le 26 octobre. » Miaad, son fils de 25 ans, constate que « les gens du quartier commencent à comprendre qui nous sommes, ils nous rendent visite et on communique par des gestes, avec quelques mots d'anglais ou grâce à Google Translate ». A défaut d'église syriaque catholique à Nantes, les Shamasha assistent à des messes en français. Une fois par mois, un prêtre maronite fait le déplacement à la chapelle Saint-Joseph pour dire une messe en français, en arabe et en syriaque, la langue liturgique de nombreuses communautés chrétiennes d'Orient.
Minoritaires au sein de la minorité chrétienne irakienne, comment les syriaques pourront-ils transmettre à leurs enfants leur héritage culturel ? « On continuera de parler entre nous le soureth [dialecte araméen, NDLR], répond Milad. Un dicton irakien dit : "Nous deviendrons des histoires pour nos enfants." Malheureusement, depuis le 6 août, il n'y a que des histoires tristes. » Un silence prolongé s'installe. Miaad montre sur son smartphone l'image du milicien irakien chiite Abou Azraël. Dans un éclat de rires, Noël reprend le slogan de celui qui a juré de « broyer » les islamistes : « Illa tahin ! » (« Qu'on les réduise en purée ! ») Symbole national, ce Mister T. anti-Daech prouve que l'espoir du retour à Qaraqosh n'a pas totalement disparu.
Envoyé de mon Ipad
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