Le grésillement d'une radio rompt le silence des tranchées. Depuis son avant-poste à moins de 2 kilomètres de l'émir, Johan Cosar n'en perd pas une miette sur son talkie-walkie. La première ligne des djihadistes est si proche qu'il intercepte leurs communications sans même le vouloir. C'est Abou Samir el-Maghrebi qui commande l'unité, juste en face, et harcèle son commandant parce qu'il veut rentrer chez lui. « Tu me casses les pieds, à la fin ! » répond rageusement l'émir Abou Aïcha, chef de secteur de Daech. « Dégage et rentre chez toi… » Ces vociférations font sourire Johan et ses troupes. Plus tôt dans la matinée, de grosses détonations ont retenti, indiquant que les combattants de Daech essuyaient une frappe de l'aviation américaine. Puis on a pu entendre Abou Aïcha pester à cause d'une batterie chapardée ou perdue.
« Le monde entier prend ces djihadistes pour des monstres terribles, grommelle Johan. Mais écoutez-les : ce ne sont que des hommes. Des miliciens désorganisés, qui pillent et se battent n'importe comment. Ce qu'il y a de vraiment monstrueux chez eux, ce sont leurs actes. » L'unité de Johan contrôle désormais le hameau de Ghardouka, où les séquelles du djihad sont bien visibles. A quelques dizaines de mètres du front gisent les décombres de l'église Saint-Michel, « Mar Melki » comme disent les chrétiens de la minorité syriaque qui peuplait le village. Les djihadistes ne se sont pas contentés ici des gros tags « Daech », ainsi qu'ils l'ont fait à peu près partout au fil de leur avancée fulgurante de l'été dernier. Au cimetière ils ont mitraillé les tombes en granit et les crucifix. Puis ils ont placé des centaines de kilos d'explosifs dans l'église elle-même. « Les combats pour reprendre le village ont été très durs pendant plus d'une semaine, raconte Johan. On s'est battu jour et nuit. Puis, tout d'un coup, ils se sont repliés et il y a eu l'énorme explosion. » Les islamistes de l'EI n'avaient pas voulu fuir sans détruire l'église. Elle est éventrée, son toit en ciment gît sur le sol. Au-dessus des murs en pisé, si épais qu'ils ont résisté, seule subsiste une croix en fer, toute tordue et branlante, dans laquelle chuintent les bourrasques de vent. « C'est leur façon de nous dire qu'ils vont effacer les chrétiens de Syrie », assure Johan.
Les chrétiens du Kurdistan ont décidé de peser dans la résistance
Les Syriaques et autres Eglises d'Orient sont les descendants des chrétiens des premiers temps. Ils représentent près de 10 % de la population du pays. Leur clergé est souvent resté loyal au régime de Damas, qu'ils percevaient comme un rempart contre la majorité sunnite. Aujourd'hui pourtant les populations de villages syriaques orthodoxes du Kurdistan font largement cause commune avec leurs voisins kurdes musulmans modérés. Si quelque 1 500 combattants sont venus d'Europe pour grossir les rangs du djihad, Johan a emprunté le même chemin pour venir le contrecarrer. Grand gaillard dégingandé au regard sombre, il veille sur l'aspect militaire de cette participation chrétienne à l'effort de guerre kurde. Né en Suisse cet ancien sergent de 32 ans a largement contribué à fonder le MFS (Conseil militaire syriaque), bras armé de la résistance chrétienne dans la guerre civile. Tandis qu'à une centaine de kilomètres plus à l'est, en Irak, la minorité assyro-chaldéenne fuyait ou se faisait massacrer, les chrétiens du Kurdistan ont décidé de peser dans la résistance. Leur « Conseil militaire » compte plus de 200 combattants divisés en cinq compagnies, placées sous le commandement de la guérilla kurde du YPG.
En uniforme de treillis à pixels vert foncé les chrétiens ne sont pratiquement pas discernables de leurs frères d'armes marxistes kurdes. « On a le même objectif : survivre », affirme Ardilès, kalach sur l'épaule et keffieh noué sur le crâne. Les Kurdes, qui tiennent la section du front, juste à côté, portent autour du cou une étoile rouge ou le portrait d'Abdullah Ocalan, chef de la guérilla kurde du PKK emprisonné en Turquie. Lui arbore une grosse médaille de Jésus. Mais, face aux fous de Dieu, ces combattants, qu'ils soient chrétiens ou communistes, affirment n'avoir pas grand-chose à faire de la religion. Ils cohabitent en paix depuis des siècles. « Pour moi, le fait d'être syriaque, c'est plutôt une question d'identité et de culture », déclare Johan qui, comme le reste de ses hommes, rattache fièrement son peuple aux Assyriens des temps bibliques. Leur langue, une variante de l'araméen, demeure peu ou prou celle que parlait Jésus. Et si beaucoup se sont fait tatouer des crucifix sur la main ou sur le bras, c'est, disent-ils, pour montrer qu'ils n'ont pas honte de leur identité minoritaire. « Pour la première fois depuis deux mille cinq cents ans, poursuit Johan, les syriaques ont décidé de relever la tête, de défendre leur terre et ce qu'ils sont. C'est pour ça que Daech nous hait plus que tout… »
Près d'un tiers des 15 000 étrangers qui ont rejoint l'EI viennent du Maghreb ou de France
Beaucoup de combattants, dans la compagnie de Johan, viennent de villages de l'autre côté des lignes. Les familles qui ont pu fuir sont éparpillées dans les villes kurdes, plus au nord, et dans les immenses camps de réfugiés dressés sur la plaine de Ninive. C'est là que se répandent les histoires de prisonniers égorgés et de femmes vendues comme esclaves sexuelles sur la place du marché. Dans les zones de population sunnites, le long du grand axe contrôlé par le « califat » entre Alep et Mossoul, en Irak, ce n'est pas la même chanson. « Ils nous laissent vivre en paix, et nous, on essaie de les ignorer », explique Abbas, un jeune chauffeur de camionnette qui fait l'aller-retour entre les villages djihadistes et ceux des Kurdes. Son véhicule ne transporte aujourd'hui qu'un vieillard et un mouton qui bêle nerveusement, et il n'a guère envie d'être aperçu en train de nous parler au bord de la route, près de la zone tampon. Le regard un peu fuyant, il assure que les hommes de Daech sont « corrects ». D'ailleurs, la grande majorité d'entre eux sont des Syriens, dit-il, d'anciens membres des grands groupes rebelles contre la dictature de Bachar el-Assad qui, après s'être progressivement effondrés, se sont radicalisés sous l'influence de leurs appuis dans la péninsule arabique. La faute à l'absence de soutien de l'Occident, affirment certains. Abbas estime qu'ils sont près d'un millier de combattants à camper autour de son village, Kwuleitha, là où l'émir Abou Aïcha vitupère dans sa radio.
Selon le Renseignement occidental, près d'un tiers des quelque 15 000 étrangers qui ont rejoint l'EI viennent du Maghreb ou de France. Mais personne n'en connaît leur rôle exact parmi les 40 000 combattants de Daech. Et, à écouter Abbas, les étrangers sont noyés dans la masse. « On entend parler de temps en temps d'un Français ou d'un Allemand, mais nous, on ne voit personne de spécial », assure-t-il. Il confirme qu'un marché aux esclaves s'est bien ouvert pour vendre les femmes des minorités yézidie et chrétienne. C'est dans la bourgade d'Al-Khemis, à une cinquantaine de kilomètres au sud, dans la direction de Raqqa, la capitale du califat. « Mais nous, ça ne nous concerne pas. Tant que nous prions cinq fois par jour et que nous ne fumons pas, nous n'avons pas de rapport avec les hommes du califat. Sinon, c'est le fouet. » La fureur rigoriste de Daech n'épargne pas les sunnites.
Ainsi Tal Maarouf, sur le front tenu par les Kurdes. Le village était musulman et sunnite et, pourtant, Daech s'est acharné sur sa magnifique mosquée de tuiles bleu azur. Son crime : elle abritait le tombeau d'un saint du rite soufi, une tradition d'islam mystique imprégnée de tolérance et de culture, aux antipodes de l'idéologie wahhabite du calife autoproclamé Abou Bakr al-Baghdadi. Avant d'évacuer la zone, il y a trois mois, les combattants de Daech ont arraché toutes les tentures, brisé les fenêtres et même fait sauter la coupole principale. Ils ont mis presque autant de rage à détruire la mosquée soufie que le chapelet d'églises avoisinantes. « En fait, ils détestent tous ceux qui ne leur ressemblent pas », assène Khabour Abraham, le lieutenant de Johan, qui nous a conduits devant les ruines.
Sur ce front nettement plus resserré, les Kurdes craignent une contre-offensive imminente. Les djihadistes vont certainement vouloir laver l'affront de la défaite très médiatique qu'ils viennent de subir dans l'enclave de Kobané. Sur la route au sud, à Hassaké, les hommes de Daech paraissent s'être coordonnés avec l'armée d'Assad pour attaquer les Kurdes sur deux fronts simultanés. Les combats sont féroces. L'avant-poste qui protège Tal Maarouf est donc tenu par une unité de choc de la guérilla. Elle est entièrement composée de jeunes femmes, les fameuses combattantes kurdes du PYD. « On s'attend à un assaut à tout moment, mais ça ne nous fait pas peur », explique leur commandante de 22 ans, Sozda Walat. « C'est pour ça qu'on a pris les armes : on sait que c'est à nous d'assurer notre propre défense. Pour les femmes, c'est comme pour les chrétiens et pour les autres minorités », affirme l'austère chef kurde, formée depuis l'adolescence dans les camps des montagnes, sur la frontière turque. « Seuls ceux qui savent se battre aujourd'hui auront leur mot à dire dans la Syrie de demain. »