Ils étaient 1 400 000 sous Saddam Hussein. Ils ne sont plus que 350 000, à occuper leurs terres ancestrales, entre le Tigre et l'Euphrate (l'ancienne Mésopotamie). Plus 120 000, parqués dans le camp d'Erbil, au Kurdistan irakien, dépourvus de tout, et surtout de soutiens officiels, de quelque autorité que ce soit : hormis de la part des chefs de leur propre Eglise, en tête desquels leurs trois évêques qui ont reflué avec eux. Ce qui leur a valu quelques tentes, couvertures et caravanes…
Leur inconfort, certes, remonte à la nuit des temps. Ils descendent de cette poignée de résistants aux invasions du sud, dont ils ont jadis été victimes, préférant souvent payer tribut que de se convertir. L'équilibre fragile dont ils ont pu bénéficier à certaines époques, – où les familles des divers groupes religieux ont su vivre, sinon en harmonie, du moins en coexistence pacifique – a été souvent balayé par les vagues fondamentalistes, ou nationalistes, qui ont ébranlé le Proche Orient : en 1915, en Turquie ; en Irak, depuis, au rythme des différentes guerres du golfe. La pression pour les forcer au départ a été particulièrement forte au début des années 1980, en 1995, en 2005…
Mais jamais plus que lors de la récente offensive de Daech en direction de Mossoul (où ils constituaient une minorité active). Ceux qui n'ont pas fui son approche ont vu la porte de leur maison marquée de la lettre « N » de l'alphabet arabe (« N »pour Nazarôen – nom traditionnellement donné aux disciples du Christ) : comme jadis pour les anciens Hébreux d'Egypte, mais en un autre siècle ( le XXIème !) et pour une autre cause ! Ils ont été méthodiquement interpelés et sommés de se convertir. Dans le cas contraire, le choix était simple : « tu pars ou on te tue ». Même les petites écoles ont été visitées, et les enfants non musulmans, enjoints à la conversion : certains, qui osèrent dire non, ont été exécutés sans pitié…
Certes la France, considérée comme leur protectrice traditionnelle, et dont ils apprennent volontiers la langue, a posé quelques gestes. Quelques familles ont pu bénéficier d'un accueil d'urgence. Ainsi se retrouvent – ils sont une vingtaine de milles, surtout originaires de Turquie, en région parisienne (autour de Sarcelles, Gonesse), ou dans celle de Pau (plusieurs centaines, principalement en provenance d'Irak). Soxiante dossiers, représentant à peu près 600 personnes, sont en attente sur le bureau du Consul de France à Erbil, capitale provisoire du Kurdistan irakien. Et certaines familles, jugées prioritaires (membres malades, handicapés, ou très âgés) reçoivent leur visa… au compte goutte ! Encore faut-il qu'elles aient trouvé une famille d'accueil (leur «garante ») en France. On est loin d'une réponse à l'urgence : et surtout d'une prise de conscience adéquate de l'ampleur du phénomène.
Car ne nous leurrons pas : il s'agit bel et bien d'un génocide, feutré et par petits paquet—ce qui le rend moins visible. Seuls demeurent ceux qui sont dépourvus de moyens. Bientôt, il ne restera plus de chrétiens au Proche Orient (c'est d'ailleurs le souhait formulé par Daech), appartenant aux premières communautés chrétiennes hors Palestine. Un peuple très original au Proche-Orient, qui possède une langue et une culture particulière (la culture et la langue araméennes) et l'un des plus anciens à avoir habité cette région, en descendance directe des Assyriens et Babyloniens.
On est étonné de voir la patrie des droits de l'homme si discrète devant l'éviction massive de tout un peuple (plus d'un million de personnes), elle qui se veut la voix des opprimés, des victimes de répressions injustes—surtout lorsqu'elles reposent sur des « délits d'opinion ». Est-elle gênée de défendre des chrétiens, auxquels la relient tant de liens divers, et dont, quoi qu'elle en dise, sa culture est imprégnée ? Craint-elle d'être accusée de favoritisme ? Il serait pourtant d'élémentaire justice d'aider ces exclus à rentrer dans leurs foyers ! Avec toutes les garanties en termes de protection : par exemple le déploiement d'une force internationale, avec l'aval du gouvernement irakien qui aurait pour rôle de garantir et de faire respecter leurs droits les plus élémentaires, surtout en matière de sécurité dans des zones définies par les grandes puissances.
Mais ce n'est pas là, seulement, question d'humanité et de justice. Il y va, pour la France, d'une véritable stratégie de protection d'elle-même et de ses valeurs. Car qui peut croire – surtout après les événements que nous venons de vivre – que ce phénomène ne nous concerne pas. Il serait folie, au nom d'une laïcité aveugle, de considérer indifférent qu'une communauté, animée par une idéologie pacifiste et non violente, disparaisse de cette partie du globe, où elle a toujours constitué un élément d'équilibre : voire un trait d'union entre ethnies très diverses. Il serait illusoire de penser que quelques mesures de police sur notre sol, de protection de nos frontières, suffiront à combattre le terrorisme, si nous lui laissons le champ libre dans ce qu'il faut bien appeler nos avant-postes.
Car si nous laissons s'installer l'injustice et la terreur dans ce coin d'Orient, qui peut penser, à l'heure du village global, que quelques centaines de kilomètres nous serviront d'abri ? Si nous nous contentons de frappes aériennes pour sécuriser quelques couloirs, qui peut croire qu'elles suffiront à poser les bases d'une paix durable, même si elles en constituent des outils provisoires ? Une telle paix ne s'obtiendra que par un complément diplomatique opiniâtre et un travail de fond auprès des populations : partie d'une stratégie bien comprise, où les armes idéologiques et le capital humain ne pèseront pas moins lourd que l'arsenal militaire et policier.
Vaincre Daech ne peut se réduire à contrer le cyclone dans sa périphérie. Il faut agir en son cœur, commencer par réparer les dommages à leur source ; permettre aux expulsés – dont les chrétiens d'Irak – de rentrer chez eux et refuser les actes d'un terrorisme quotidien qui fait de la spoliation un mode de gouvernance et de la mort la sanction de la différence ; reconstruire les digues, morales et politiques, qui ont permis, par le passé, un minimum de « vivre ensemble » – l'un des plus grand défis pour ces minorités religieuses – et empêcher toute tentation de retour à un ordre violent. Faute de quoi, non seulement il faut s'attendre à de graves résurgences, voire à l'amplification de raids dévastateurs, non seulement aura-t-on dépensé beaucoup d'argent pour rien, mais l'Humanité aura régressé de plusieurs siècles, avec des conséquences hautement imprévisibles.
Bernard Emont
Envoyé de mon Ipad
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