« Il n'y pas de raison de croire que l'islam profond, l'islam civilisationnel, ne serait pas capable d'adapter la démocratie »
P. Paolo Dall'Oglio, fondateur de la communauté Al Khalil de Mar Moussa, en Syrie
Jeudi 16 mai, au centre Sèvres
« Il faut promouvoir une entente entre l'intelligentsia sécularisée et les clercs islamiques du monde arabe. Il faut bâtir un compromis historique, au nom de la démocratie. L'éducation à la démocratie se fera de façon dialectique« .
Lorsque le P. Paolo Dall'Oglio a demandé à l'assistance venue l'écouter, jeudi 16 mai au centre Sèvres, qui était déjà allé au monastère de Mar Moussa, en Syrie, plus des trois quarts des gens ont levé la main. Le jésuite italien était donc en terrain de connaissance. A la tribune, à sa gauche, se trouvait l'essayiste Régis Debray, qui avait préfacé en 2009 son ouvrage, Amoureux de l'Islam, croyant en Jésus, et qui expliqua d'emblée être venu « par amitié, par admiration, par respect » pour ce prêtre « adepte de la franchise, à l'opposé du pharisianisme« .Paolo Dall'Oglio vient de publier un nouveau livre, La Rage et la lumière, dans lequel il commente la guerre civile en cours en Syrie depuis deux ans et où il explique les raisons de son engagement au côté des révoltés contre le régime de Bachar Al Assad. Il décrit les conditions de son exil de ce pays où il aura vécu près de 30 ans et comment il y est retourné clandestinement pour tenter de préparer les conditions d'un dialogue entre des factions farouchement opposées. La rencontre de jeudi soir était organisée en lien avec la parution de ce livre, parfois brouillon et désorienté.
C'est peu dire que Paolo Dall'Oglio, qui explique dans son dernier livre avoir été poussé tout au long de sa vie – il a 59 ans – par deux forces : la rage – « l'impossibilité d'accepter le monde tel qu'il est » – et la lumière – « la foi » , a décontenancé une partie des deux cents personnes réunis. Un homme a quitté la salle en colère. Une Syrienne qu'il a connue quand elle avait deux ans l'a invité d'une voix émue à plus d'équilibre dans ses prises de position. Régis Debray, lui-même, a fini par marquer clairement ses distances, notamment sur la question d'une intervention occidentale en Syrie. Lui est contre tandis que le jésuite italien appelle à un appui militaire déterminant.
« Une nouvelle petite guerre froide »
« La Syrie est au carrefour des grandes tensions régionales« , constate le P. Dall'Oglio. « Le Moyen Orient est plongé dans une nouvelle petite guerre froide entre les Etats-Unis et la Russie. Et il est divisé par la guerre familiale interne à l'islam, celle qui oppose les chiites et les sunnites« .
« Les mêmes bruits de botte qu'en Hongrie en 1956 et en Tchéquoslovaquie en 1968″
« Depuis mars 2011, la révolution n'a pas trouvé l'appui international sur lequel elle aurait pu s'appuyer« , déplore-t-il. « Si au moins la communauté internationale nous avait dit : 'ne vous risquez pas à la révolte. Nous ne sommes pas en mesure de vous protéger de même que nous n'avons pas pu protéger les démocrates de la révolution verte à Téhéran ou ceux de Ramallah'. Mais on nous faisait de petites promesses, toujours un peu plus, chaque jour. On a cru qu'on ne serait pas abandonné aux chars et aux missiles. Aujourd'hui, on entend les mêmes bruits de bottes qu'en 1956 en Hongrie ou qu'en 1968 en Tchéquoslovaquie. Et le même silence international« .
« L'aide des démocrates européens a été inefficace »
« Qui est venu à l'aide de la révolution syrienne ? », interroge Paolo Dall'Oglio. « La Turquie, en partie, mais elle a été gênée par son appartenance à l'Otan; une partie des démocrates européens mais de façon inefficace; une partie de la Ligue arabe mais qui était soumise aux lignes rouges américaines; de nombreux Syriens de l'étranger; et des éléments de l'islamisme radical international qui, par leurs aspects violents, sournois et antidémocratiques, ont piégé la révolution. Certains sont d'ailleurs manipulés par Damas et par Téhéran, qui avaient déjà, durant l'invasion américaine de l'Irak, envoyé dans ce pays des jeunes radicaux instrumentalisés pour y appuyer les réseaux du terrorisme islamiste plus ou moins rattachés à Al Qaïda« .
« Sécuriser une bande de territoire au nord de la Syrie »
« Aujourd'hui, la somalisation de la Syrie est une hypothèse réaliste. Alors, que faire?« , lance le prêtre géopoliticien. « Des batteries de missiles anti-missiles Patriots ont été déployés dans le cadre de l'Otan le long de la frontière syrienne. Dans une même logique de protection contre l'aviation du régime de Bachar Al Assad, on pourrait sécuriser une bande de 20 ou 30 kilomètres de large le long de la frontière, à l'intérieur du territoire syrien« .
« Permettre l'émergence de responsables civils qui marginalisent les groupes terroristes »
« Cela permettrait à l'Armée syrienne libre (ASL) d'y créer un commandement unifié, à qui l'on pourrait demander des comptes« , poursuit-il. « Ce gouvernement temporaire de la région Nord favoriserait l'émergence de responsables civils organisant la vie de la population. Les groupes terroristes perdraient pied car les gens feraient confiance à l'ASL. Puis il y aurait une avancée militaire au nord vers la grande ville d'Alep, et au sud vers la ville de Deraa, en partant de la Jordanie, avec l'aide de l'Arabie saoudite ».
« Vers une Syrie fédérale, sur le modèle suisse »
« À ce moment, la Russie et l'Iran ressentiront la nécessité de protéger leur allié par un repli sur la montagne alaouite et sur la bande côtière syrienne, autour de Tartous et Lattaquié. Washington et Moscou auront chacun intérêt à une division du pays. L'ONU soutiendra l'entrée de forces internationales envoyées par la Ligue arabe qui se déploieront le long du fleuve Oronte pour séparer les deux camps. On aurait deux régimes, une situation à la chypriote. La Syrie devrait supporter sa division le temps de négocier une nouvelle constitution, sur une base fédérale. D'ici 5 ans, on pourrait aboutir à une réconciliation et à la fin définitive du régime de Bachar« .
« Les Kurdes sont l'avant-garde démocratique de la région »
« Les Kurdes joueront un grand rôle dans cette période de transition« , explique le jésuite italien, dont la communauté de Mar Moussa a ouvert un lieu de rencontre et de prière à Souleymanieh, au Kurdistan d'Irak. « Les Kurdes de la région ( Turquie, Irak, Iran, Syrie) sont engagés dans une dialectique démocratique puissante, du fait de leur diversité. Ils sont l'avant garde démocratique dans cette région et il faut qu'ils entraînent leurs compatriotes sur cette voie. Ils poussent pour s'organiser en fédération, au sein des Etats où ils sont présents, et entre eux. Sous leur impulsion, la Syrie pourrait s'organiser sur un modèle beaucoup plus semblable à la Suisse qu'à la France« .
« La démocratie est comme la roue, tout le monde va l'adopter »
« Certains en Europe associe la démocratie aux valeurs occidentales« , analyse Paolo Dall'Oglio. « Mais la démocratie n'a pas toujours été chrétienne ! Les catholiques ont eu beaucoup de difficultés à l'accepter de façon sincère. L'Islam souhaite lui aussi élaborer un projet démocratique, selon ses principes. La tolérance, le pluralisme font partie de la tradition longue de cette civilisation. Et à l'échelle du monde, la démocratie est comme la roue : un jour, quelqu'un l'a inventé et tout le monde l'a adoptée. La démocratie est un don de Dieu« .
« La Turquie choisit clairement un islam non salafiste »
« Le 17 décembre dernier, le premier ministre turc Erdogan est allé sur le tombeau de Djalal ad-Din Rumi, mystique musulman persan enterré à Konya« , rappelle le jésuite italien, qui a ressenti très tôt dans sa jeunesse que sa mission religieuse serait tournée vers la recherche d'une entente islamo-chrétienne. « Tout l'establishment turc était là mais aussi des envoyés du gouvernement iranien et des représentants des religions chrétiennes et juive. Le message était clair : c'était que la Turquie choisissait un islam non salafiste, un islam attaché à la culture d'Asie centrale. C'était un message pour les Turcs et pour tous les peuples de la région. Un projet néo-ottoman d'harmonie à l'intérieur d'un cadre démocratique civil moderne« .
« Nous devons être profondément relativistes »
« Le 7 avril, j'étais à Marseille et j'ai reçu un appel téléphonique de Najat Vallaud-Belkacem, ministre des droits des femmes du gouvernement français« , poursuit Paolo Dall'Oglio. » Elle m'a dit : 'nous nous opposons au relativisme culturel'. Elle pensait sans doute au droit des femmes dans l'Est et le Sud du bassin méditerranéen. Je comprends sa préoccupation, mais va-t-on exporter au sud les questions non résolues du Nord? Nous devons veiller à témoigner des valeurs qui nous sont chers mais sans jeter les populations du sud dans la guerre civile, dans une lutte violente entre islamistes et laïques. Nous avons besoin d'être profondément relativistes pour accompagner l'expérience islamiste de la démocratie« .
« Je choisis l'Evangile, je renonce à la tribu »
Paolo Dall'Oglio, qui est en opposition frontale avec la hiérarchie des Eglises catholiques en Syrie, a bien sûr été interrogé sur l'avenir des chrétiens dans ce pays, notamment par le rédacteur en chef de l'hebdomadaire Pèlerin, Antoine d'Abbundo, qui animait les débats. « Quant aux chrétiens, je choisis l'Evangile, je renonce à la tribu« , assène-t-il d'emblée. « Et je voudrais d'abord saluer le sacrifice de ceux parmi les chrétiens qui ont passé de longues années dans les prisons des Assad, père et fils. Je voudrais saluer l'honneur des jeunes chrétiens qui partent des mosquées pour manifester pour la liberté et la démocratie. Il serait injuste de faire chrétiens de Syrie seulement des collabos« .
« Des hommes d'Eglise donnent crédibilité aux mensonges du régime »
« Pour les autres, je suis dur, je le reste« , explique le prêtre, qui a été ordonné dans le rite syriaque catholique en 1984. « Il y a des hommes d'Eglise qui se promènent dans les chancelleries occidentales pour donner une crédibilité aux mensonges homicides du régime. L'Allemagne et l'Italie, par exemple sont paralysées par les manipulations du régime qui affirment qu'il n'y a pas de révolution mais un terrorisme islamiste anti-chrétien« .
« J'espère qu'il restera assez de chrétiens pour une Syrie plurielle »
« Ces évêques, ces prêtres, ces religieuses, qui se prêtent ainsi à la propagande le font, pour certains, par engagement personnel« , assure Paolo Dall'Oglio. « D'autres, à cause d'un anti-islamisme viscéral, qui leur fait penser que le régime de Bachar est un mal mineur. D'autres manquent de réflexion ou d'analyse sur le long terme. Mais il y a à côté, certains qui s'engagent dans des actions humanitaires avec un courage infini, qui veulent sauver, avant tout, des vies et des relations humaines. Ceux-là seront l'Eglise de demain. J'espère qu'il restera assez de chrétiens pour que la Syrie reste plurielle« .
« La diplomatie vaticane est sclérosée »
« Oui, je suis en opposition frontale avec le Saint Siège sur la question de la livraison d'armes à l'Armée syrienne libre« , martèle le prêtre. « La diplomatie vaticane est sclérosée, paralysée. La question syrienne y semble banale à côté d'autres préoccupations. Le Vatican fait confiance à la hiérarchie sur place. Or celle-ci est compromise, ou enserrée dans le carcan du régime, depuis 40 ans. Le voyage de Benoît XVI l'an dernier au Liban a été géré par un groupe de protecteurs de Bachar Al Assad« .
« Deux évêques orthodoxes kidnappés »
« Il n'y a pas eu de massacre de chrétiens en Syrie« , rappelle Paolo Dall'Oglio, qui reconnait que pour les islamistes les plus durs, « les takfiris, tout chrétien appartient à un monde chrétien occidental considéré comme ennemi« . « Deux évêques orthodoxes ont été kidnappés par des groupes islamistes dont l'agenda n'a rien à voir avec celui de l'Armée syrienne libre« , reconnait-il. « Ce sont des groupes clandestins à l'intérieur de la Syrie libérée, des criminels al qaidistes infiltrés par Damas et par Téhéran. L'un des évêques, Mgr Iohanna Ibrahim, avait fait des ouvertures timides vers l'opposition. Je sais que des combattants de l'ASL sont prêts à les libérer au péril de leur vie. Mais de son côté, l'Occident va-t-il enfin bouger? »
Pour aller plus loin :
- la présentation du monastère de Mar Moussa sur le site www.jesuites.com;
- le site de l'association des amis de Mar Moussa
- l'interview du P. Dall'Oglio, sur le dialogue islamo-chrétien, réalisé par Céline Hoyeau de La Croix, deux ans avant la guerre civile en Syrie;
- les récentes rencontres et les points de vue contrastés, sur le blog Paris planète, avec le patriarche maronite Raï (11 avril 2013), le responsable kurde Abdel Hakim Bashar (5 mars 2013) et le responsable chrétien assyrien Bassam Ishak (14 février 2013), ainsi que le précédent blog avec le P. Paolo Dall'Oglio le 26 septembre 2012 et la rencontre avec le superviseur général adjoint des Frères musulmans syriens Farouk Tayfour le 8 juillet 2012
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