Maronites en Europe ou maronites d'Europe ?
Connais-toi toi-même. C'est sous ce précepte socratique que se situe le synode diocésain maronite qui s'est ouvert jeudi à Paris et dont la session s'achève demain par une messe solennelle en la cathédrale Notre-Dame de Paris. Il s'agit là d'un des moments du synode. Celui-ci comprendra encore deux autres rencontres plénières avant que ses textes ne soient validés en 2015.
Cet appel à la connaissance s'adresse d'abord aux maronites eux-mêmes, mais il intéresse aussi l'Église latine de France, dans la mesure où la reconnaissance de l'autonomie de l'Église maronite entraîne la reconnaissance de ses droits à l'intérieur d'un « territoire » ecclésial où elle coexiste avec d'autres Églises. Cet appel est également un appel au réalisme, un appel à mesurer ses forces et à prendre la voie de la prudence, vertu qui a cruellement manqué au cours des longues années de guerre qui ont ravagé le Liban. C'est ainsi que l'entend Mgr Maroun-Nasser Gemayel, évêque maronite de France et visiteur apostolique en Europe occidentale et septentrionale. En historien de l'Église syriaque, Mgr Gemayel assure que « les maronites ont toujours perdu » quand, tout au long de leurs 1 400 ans de cohabitation avec l'islam, en lieu et place de leur érudition et de leur ouverture culturelle, ils ont eu recours aux armes et à la violence.
Les trois temps du synode
La journée s'est ouverte par une messe célébrée par Mgr Michel Aoun, évêque de Jbeil, représentant le patriarche maronite, en la chapelle de la Médaille miraculeuse. Sous les caractères d'or reproduisant les mots confiés par la Vierge à Catherine Labouré et près du fauteuil où elle s'est assise, selon le récit qu'en a fait la voyante, les trois « piliers » du synode patriarcal maronite de 2003-2006 ont été évoqués : identité, renouveau et mission. Qui sont exactement ces maronites qui ont choisi de s'installer en Europe et dont près de la moitié ont fait de la France leur seconde patrie ? Comment renouveler leur esprit anesthésié par le sécularisme où ils baignent ? Comment compter à nouveau sur eux pour remplir la mission que l'histoire leur a confiée ? Comment faire face à l'inéluctable naturalisation qui les transformera, en deux générations, de maronites en Europe en maronites d'Europe ?
Cet état des lieux est au cœur des travaux du synode, et cette première journée de réflexion collective, qui touche une centaine de prêtres et de laïcs venus de France et d'Europe (Belgique, Autriche, Suisse), sera conclue par une soirée à la salle Gaveau où des airs d'opéra célèbres exécutés par la soprano Rima Tawil permettront une levée de fonds en faveur de la nouvelle « éparchie », selon le terme utilisé ici.
De projets et de rêves
Les travaux du jeudi se sont déroulés en trois temps. Une présentation des « projets et rêves » de Mgr Gemayel pour son diocèse, un « brain storming » en petits comités et par thèmes sur ce qui est faisable et souhaitable, et enfin deux exposés théologiques.
C'est tout feu tout flamme que l'évêque maronite de France a fait part à l'assemblée de ses projets, en tête desquels figure l'achat ou la location d'un édifice qui lui servirait de logement et où des bureaux seraient aménagés. Les recherches sont sur le point d'aboutir, à Meudon. Pour le moment, l'évêque et son évêché sont très étroitement logés au Foyer franco-libanais de la rue d'Ulm.
Pour visiter les six paroisses maronites de France et quelques paroisses naissantes d'Europe, l'évêque et son secrétaire, le très efficace et résilient Raymond Bassil, ont, en moins d'un an et demi, parcouru quelque 55 000 km, sillonnant la France du nord au sud et d'est en ouest, à la recherche de ce commis voyageur de la petite entreprise indépendante qui dort au fond de chaque maronite. La guerre et le chômage ne sont pas étrangers à cette affluence. C'est bien l'augmentation du nombre des maronites fuyant la crise libanaise et ses conséquences économiques qui a rendu nécessaire l'établissement d'un diocèse. Et maintenant, l'heure de vérité est là. Si rien n'est fait, tout ce capital humain, abandonné à lui-même, pourrait très bien finir par se perdre, ce que Mgr Nasser Gemayel n'envisage que la mort dans l'âme. Pour empêcher cette catastrophe, l'évêque souhaite ajouter 14 paroisses aux six qui existent déjà, ce qui suppose, entre autres, trouver et former 14 prêtres pour cette mission et créer les structures paroissiales nécessaires. Plus facile à dire qu'à faire.
Au fond de lui-même, l'évêque désire capitaliser sur ce potentiel humain et intellectuel pour rendre quelque chose qu'elle n'a pas, ou qu'elle n'a plus, à cette France qu'il aime, et racheter ainsi la grande dette de reconnaissance que les maronites lui doivent. Après tout, dit-il, 6 000 médecins d'origine libanaise travaillent en France, pour ne rien dire des autres professions libérales !
Le patrimoine syriaque
Mgr Gemayel s'anime encore plus quand la question du patrimoine culturel syriaque est soulevée. C'est à la fois l'un des points forts de sa vision, dans la mesure où il est très difficile de résister à l'enthousiasme contagieux de l'évêque quand il parle des manuscrits syriaques de Sadad ou d'Alep, et des menaces de destruction qui pèsent sur ces documents inappréciables.
« Les bibliothèques d'Alep sont plus riches en manuscrits que celle de Bkerké, et Sadad est une mine de documents irremplaçable », s'écrie-t-il, précisant que lors des querelles entre syriaques, c'est là que les syriaques-orthodoxes, expulsés du Liban, ont emporté leurs bibliothèques.
« Croyez-moi, la guerre en Syrie n'est pas innocente », dit-il, discernant dans l'acharnement de certains groupes moins une intention stratégique militaire qu'une volonté maléfique d'effacer le christianisme de la surface du globe. Et de proposer d'offrir à ce trésor patrimonial « tout le capital informatique nécessaire » par la création d'un centre de documentation et de recherche en France, l'un de ses « rêves », pour la réalisation duquel il est prêt à donner, dès qu'il est constitué juridiquement, les 30 000 volumes de sa bibliothèque privée !
Les maronites et l'orientalisme
Nos rapports avec la France ne sont pas seulement religieux, ils sont aussi culturels, dit l'évêque, en rappelant qu'au XVIIe siècle, ce sont des maronites qui enseignaient l'arabe et le syriaque au Collège de France, posant ainsi la pierre angulaire d'une tradition qui allait s'épanouir avec les orientalistes des siècles ultérieurs. Après avoir été les traits d'union entre les Arabes et la philosophie grecque, les maronites furent les traits d'union entre l'Europe et le monde arabe. C'est par la culture qu'ils ont joué leurs rôles les plus brillants, non par leurs armes, et encore moins, aujourd'hui, par leur nombre. Suit une digression sur la problématique de l'existence (« woujoud ») et de la présence (« houdour »), où pointe une vision pessimiste de ce qui pourrait attendre les maronites et les chrétiens orientaux quand leur poids démographique « aura cessé de compter », pour reprendre les sombres conclusions de l'auteur du monumental ouvrage Vie et mort des chrétiens d'Orient.
Pour Mgr Gemayel, ce pronostic peut être adouci si les maronites décident de compenser par leur culture et leur érudition la perte d'influence qu'ils subissent sur le plan politique, du fait de leur recul démographique. Et de se lamenter sur la baisse de productivité intellectuelle des chrétiens, telle qu'il la constate dans les expositions du livre qui sont organisées au BIEL et ailleurs, par rapport à la hausse de la productivité des chercheurs des autres communautés. « Ouvrir des restaurants ne suffit pas à relever, intellectuellement, un peuple », lance-t-il.
Partis sans laisser d'adresse ?
C'est sur ce terrain qu'on n'ose plus – où qu'on ne veut plus – suivre Mgr Gemayel, pour lequel ce n'est pas l'appartenance à un territoire, mais la foi qui détermine l'identité d'un maronite. Et comment réfuter un tel raisonnement, quand on a autour de soi des maronites venus non plus seulement du Liban, mais aussi d'Israël, de Jordanie, d'Égypte, de Syrie, de différents pays d'Europe, du Canada et des États-Unis ?
« Mais un peuple n'a-t-il pas besoin d'une adresse ? » se demande-t-on, par crainte de voir les maronites renoncer à leur plus précieuse icône, le Liban. Mais une question si existentielle se passe de réponse.
C'est dire combien l'enjeu du synode diocésain maronite de France est important, non seulement pour ceux d'entre eux qui ont choisi la douce France pour remplacer leur patrie perdue, mais également pour tous les maronites. Toutefois, il faudra en passer par là. Il n'est plus possible de s'aveugler sur de si importantes vérités. Mgr Pierre Brossolette, l'une des grandes figures de l'Institut catholique, viendra enfoncer le clou en affirmant à son tour que ce n'est pas le territoire libanais, mais l'apostolicité antiochienne de l'Église maronite, c'est-à-dire son rattachement direct à saint Pierre, qui en détermine l'identité. Décidément, mine de rien, c'est l'Église maronite tout entière qui est en train d'être repensée là.
Pour mémoire
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