Le Liban, réponse historique à « l'État islamique »
Pour maîtriser notre destin, il faut d'abord le comprendre. C'est surtout à la lumière de ce qui s'est passé depuis la Première Guerre mondiale que la chose est possible. Pour Martino Diez, directeur scientifique de la Fondation internationale Oasis, centre d'études créé par le cardinal Angelo Scola, « le Proche-Orient n'en finit pas de payer les conséquences de la disparition de l'Empire ottoman ».
Ces conséquences, précise Martino Diez, interrogé par Radio-Vatican, sont de deux ordres, territorial et religieux. Selon le chercheur, la disparition de l'Empire ottoman a ouvert une question territoriale qui a été réglée par l'accord Sykes-Picot. Or pour affaiblir l'Empire ottoman, les Alliés – France et Grande-Bretagne en tête – avaient fait beaucoup de promesses contradictoires. Ainsi, Lawrence d'Arabie avait, de bonne foi, promis aux Arabes la création d'un grand État les réunissant tous, en échange de leur soutien contre les Turcs. Il n'en sera rien. Les Palestiniens paieront, eux, le prix fort des promesses de création d'un foyer national juif en Palestine.
Le gouvernement français, pour sa part, a longtemps hésité sur ce qu'il ferait des territoires dont il a hérité : créer une grande Syrie ou bien morceler cet ensemble. Finalement, le Liban réclamé par les maronites verra le jour. Pour les Arméniens et les Assyriens, il en sera autrement. « On peut même dire que l'abysse des communautés chrétiennes a commencé justement après la Première Guerre mondiale », assure Martino Diez. « Le traité de Sèvres prévoyait la possibilité pour les Kurdes d'établir un véritable État. La perspective sera écartée », dit-il.
« Les espoirs, les craintes, les incompréhensions qui ont pu naître de la politique des deux puissances mandataires ont contribué au développement de courants de pensée politique au sein des populations arabes », souligne Diez. On pense au panarabisme de Nasser, à l'idéologie du parti Baas ou au nationalisme pan-syrien, etc.
L'abolition du califat
« Sur le plan religieux, l'abolition du califat par Kemal Atatürk (1923) fut un véritable choc, affirme ensuite Martino Diez. Muhammad Iqbal, un grand penseur pakistanais (même si le Pakistan n'existait pas encore), va écrire longuement sur le sujet. Les Frères musulmans en Égypte furent fondés juste après la guerre. Même si leur fondateur n'est pas explicite sur ce point, d'autres penseurs proches de lui, comme Rashid Rida, parleront beaucoup de la nouvelle création du califat. Il faut donc faire le lien entre la fin du califat et l'islam politique d'aujourd'hui. La résurgence d'un califat sous la houlette de "l'État islamique en Irak et en Syrie", même purement formel, apparaît, à la lumière de l'histoire, comme une énième tentative de solder les comptes du passé. » Aux musulmans de trouver à l'islam un autre visage que celui de la barbarie jihadiste.
Revenons maintenant à la proclamation du Grand Liban (1920), puis faisons un bond en avant de 94 ans, et atterrissons à la mosquée Mohammad el-Amine d'abord, ensuite à Dar el-Fatwa. Qu'y voit-on ? Quelles que soient les ambiguïtés et les hésitations réelles qui ont marqué sa naissance, quels que soient les manquements de ses fondateurs et les soubresauts qu'elle a connus, nous voyons une patrie libanaise qui a pris corps, qui a résisté aux séismes, qui a désormais des racines, une histoire et un avenir. Ce grand succès de l'histoire, il faut le reconnaître, est le succès d'un projet maronite, c'est-à-dire d'un projet chrétien. C'est là l'essence du pacte national passé entre les deux communautés maronite et sunnite, dans les années quarante, banquet auquel furent et continuent d'être invitées toutes les autres communautés.
Mais dire que le Liban est un projet maronite – ou chrétien, c'est égal –, a un corollaire, cela signifie que les chrétiens maronites n'ont pas d'autre projet que le Liban, que le Liban est leur seul et définitif projet.
C'est la raison pour laquelle le projet de loi électorale prévoyant que chaque communauté vote pour ses propres députés, approuvé au printemps dernier par des personnalités maronites, à Bkerké, était tellement choquant. C'était, d'une certaine façon, un douloureux constat d'échec du Liban. Admettons que ce fut le fruit d'un aveuglement provisoire. Car d'une façon ou d'une autre, ce projet, s'il était passé, aurait abouti à une rupture du pacte national. D'une façon ou d'une autre, les chrétiens y auraient décidé tacitement – ou ouvertement – qu'ils pourraient avoir d'autres projets que le Liban.
Certains ont vu luire à l'horizon de ce projet alternatif au Liban la doctrine de l'alliance des minorités. L'alliance des minorités est un projet fédérateur panarabe différent du pacte de convivialité libanais. Y adhérer, c'est tourner le dos à notre ou nos partenaires historiques pour leur préférer la sécurité – illusoire – d'un ensemble où les chrétiens ne seraient qu'une île, et non plus le levain dans la pâte et le sel de la terre.
Lors de sa visite de félicitations à Dar el-Fatwa, dans des propos dont l'importance n'a pas encore été assez soulignée, le patriarche maronite a parlé de la culture libanaise comme « instrument de salut » social et politique. C'est là une vision qui rejoint celle de Jean-Paul II, dont la patrie ne survécut que grâce à sa culture. Est désormais assignée à la culture libanaise, à la culture de la convivialité, la tâche d'absorber le « choc culturel » des deux fondamentalismes sunnite et chiite (le Hezbollah doit admettre sa part de responsabilité dans l'état de vulnérabilité où se trouve aujourd'hui le Liban), et d'en triompher, faisant ainsi triompher la diversité, qui est la loi même de la vie, et son corollaire politique, le pluralisme, la démocratie, l'alternance au pouvoir, la liberté.
Aujourd'hui, pour faire face au groupe « État islamique » qui cherche à habiller d'uniformité et de ténèbres le monde arabe et l'islam, notre seule réponse, comme Libanais, est le Liban, le succès de notre vocation historique. C'est la seule réponse susceptible d'être apportée non seulement à l'État islamique, mais à tous les fondamentalismes qui se proposeraient à nous, en particulier à cet État voisin dont Benjamin Netanyahu cherche à faire un État juif, un État au nom duquel il pourrait expulser de l'espace national tous les Arabes restés en Israël après 1948. Tout comme aujourd'hui l'État islamique expulse les chiites, les chrétiens, les yazidis et les Kurdes de son espace, pour construire quoi en définitive ? Un anti-Liban.
Envoyé de mon Ipad
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