25/4/2015-1915-1918 : Jamal pacha, « le boucher », seul responsable de la grande famine au Liban ?
Trois manifestations au campus des sciences humaines de l'Université Saint-Joseph ont marqué le centenaire de la grande famine au Liban : l'exposition de photos inédites de la collection Ibrahim Naoum Kanaan sur la grande famine de 1915 au Liban ; la signature de l'ouvrage Le peuple libanais dans la tourmente de la grande guerre 1914-1918, par Christian Taoutel et Pierre Wittouck s. j. ; et la table ronde dirigée par Carla Eddé, regroupant l'historien et avocat à la cour Youssef Mouawad ainsi que Christian Taoutel, professeur d'histoire à l'USJ, et Émile Issa el-Khoury, président de Lebanus et petit-fils d'Ibrahim Naoum Kanaan.
L'exposition, qui se déroulera jusqu'au 3 mai au campus des sciences humaines, révèle les scènes tragiques de la famine qui a sévi au Liban. Des flashs violents de mères squelettiques portant leur enfant mort ; des enfants décharnés au regard désemparé ou en sanglots devant l'agonie de leur mère, de leur père ou de leur fratrie ; des hommes affamés, désespérés, traînant les cadavres de leurs proches, ou encore un pendu à l'entrée de sa maison après avoir perdu sous ses yeux tous les membres de sa famille. Avec un courage peu ordinaire, Kanaan a capté les souffrances indicibles. Ses clichés inédits sont le témoignage unique de la grande famine et d'une population morte de faim.
Né à Beyrouth, Ibrahim Naoum Kanaan (1887-1984) est originaire du village de Abey dans le caza de Aley. En 1916, il occupait le poste de directeur principal des assistances gouvernementales au Mont-Liban. Émile Issa el-Khoury raconte qu'à la tombée de la nuit, son grand-père « Ibrahim s'emparait de sacs de farine qu'il portait lui-même sur le dos pour aller les distribuer clandestinement, mettant ainsi sa vie et sa fonction professionnelle en danger. Animé par un idéal de liberté, il forma même avec un certain nombre de collègues un mouvement secret indépendantiste qui lutta pour la fin de l'occupation ottomane. Manipulant très tôt la caméra, il l'utilisa comme arme redoutable pour retransmettre à la postérité les atrocités vécues par son peuple et dont il fut le témoin oculaire ».
« Commémorer cette étape de l'histoire est un devoir moral et une cause humaine pour que les nouvelles générations soient mieux attentives à cet événement qui pèse encore sur notre mémoire collective et individuelle », a dit à cette occasion le père Salim Daccache, recteur de l'Université Saint-Joseph de Beyrouth. Il a tenu à souligner que « la répétition de cette grande famine se fait autour de nous, dans un pays proche, comme si les régimes politiques d'hier transmettent leur hargne contre les civils abandonnés à leur sort (...) ».
Collection privée Ibrahim Naoum Kanaan – Reproduction spécialement autorisée à L'Orient-Le Jour par Mme Nayla Kanaan Issa el-Khoury propriétaire de ces photos.
×
1 / 7
Profiteurs, accapareurs et usuriers...
Comment expliquer que le pays commémore la date du 6 mai, en souvenir des martyrs nationalistes exécutés, en 1916, par Jamal pacha et oublie ce pan de l'histoire ? s'est demandé pour sa part l'historien Youssef Mouawad. Sans mâcher ses mots, il fait observer que la famine est perçue comme « une affaire chrétienne ». « Le souvenir des chrétiens et musulmans morts sur le gibet montre l'unité du Liban, alors que cette abominable catastrophe ne concernait qu'une composante sociale. Elle était davantage une histoire sécessionniste puisque les régions les plus touchées, comme le Mont-Liban, étaient à 80 % chrétiennes, dit-il. Mais cela n'absout pas l'État libanais qui est dépositaire et garant de la mémoire nationale. »
Une étude récente publiée par la chercheuse allemande Linda Schilcher révèle que sur les 500 000 morts de faim et de malnutrition en Syrie géographique, on décompte 200 000 victimes chrétiennes dans les régions septentrionales du Mont-Liban et 15 000 druzes. « Un chiffre énorme pour une portion de territoire aussi réduite et dont la population était évaluée entre 414 000 et 496 000 habitants », souligne Youssef Mouawad, ajoutant que la population des villes a souffert de la faim mais « elle n'est pas morte de faim ». Cette situation tragique a été provoquée par un nombre de facteurs : les réquisitions systématiques des récoltes et denrées alimentaires par les troupes ottomanes ; le blocus imposé par Jamal pacha à une région dont le relief montagneux ne pouvait assurer que quatre mois de subsistance par an ; le blocus maritime des flottes alliées en Méditerranée ; le ravage des sauterelles en 1915 ; la sécheresse en 1916 et le rôle de certains Libanais, « profiteurs, accapareurs et usuriers, qui n'ont pas hésité à tirer profit de la situation pour s'enrichir, contribuant ainsi à l'aggravation de la famine ». Sans oublier les épidémies comme le typhus, le choléra ou la typhoïde entre 1914 et 1916.
L'historien et avocat a, d'autre part, rejeté l'utilisation du terme « génocide » ainsi que la déclaration du ministre turc de la Guerre Enver pacha qui a dit en 1916 : « Le gouvernement ne pourra regagner sa liberté et son honneur que lorsque l'Empire ottoman aura été nettoyé des Arméniens et des Libanais. Nous avons détruit les premiers par le glaive, nous détruirons les seconds par la faim. » « Pour moi, ce n'est pas le cas. Pour qu'il y ait un génocide, il faut une intention d'éradiquer une population. Or l'intention, dans ce cas précis, n'a pas pu être établie. Ces propos sont apocryphes. Les Ottomans étaient ravis que les chrétiens disparaissent, mais ils n'ont pas procédé à leur élimination de manière systématique », note-t-il.
Prenant à son tour la parole, Christian Taoutel a mis l'accent sur l'importance des archives des pères jésuites qui « dévoilent et brisent un douteux silence et étonnant oubli de cette période si dramatique de l'histoire du Liban ». Il livre quelques passages des fameux « diaires » (le journal) des pères jésuites. En septembre 1916, de Ghazir, P. Angélil écrit : « Rien ne perce plus profondément le cœur d'un missionnaire impuissant à secourir la misère et condamné à voir tant de calamités. La mort lui est plus souhaitable. » Dans son diaire du 28 juin 1915, le père Mattern consigne : « Dégâts immenses des sauterelles au Liban. Famine. Il n'y a plus de blé à Beyrouth. Taanaïl et Ksara, ravagés par les sauterelles... » Dans une lettre de mai 1915, le P. Ronzevalle écrit que l'attitude de Jamal pacha (dit al-saffah) serait devenue tout à fait hostile aux chrétiens et aux francophiles. Il ajoute : « On ne peut plus y tenir, on y meurt littéralement de faim. À Achkout, en deux mois, on a vu mourir de faim 97 habitants sur 450 qu'ils sont. Beaucoup d'autres villages ont perdu le quart, le tiers et même la moitié de leurs habitants. » Le 31 décembre 1916, sur la dernière page de son diaire, le P. Angélil souligne : « On veut nous faire périr doucement, sans bruit, ni sang. » Pour conclure, Christian Taoutel a rendu hommage au P. Alex Bassili et au P. Sélim Abou « sans lesquels ces archives seraient restées muettes ».
Lire aussi
Le centenaire de la Grande famine au Liban : pour ne jamais oublier
Dans L'Orient Littéraire
Frères humains d'il y a 99 ans !
Envoyé de mon Ipad
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire
Remarque : Seul un membre de ce blog est autorisé à enregistrer un commentaire.